La Cour de cassation durcit sa jurisprudence en matière de temps de travail effectif

Sous l’influence directe de la jurisprudence de l’Union Européenne, la Cour de cassation durcit sa jurisprudence en matière de temps de travail effectif.
A quelques semaines d’intervalle, la Haute juridiction a ainsi rendu deux arrêts aux termes desquels elle requalifie en temps de travail effectif un temps d’astreinte et un temps de déplacement professionnel.
Cette nouvelle ligne jurisprudentielle s’attache désormais aux contraintes réelles qui s’imposent au salarié et non plus aux qualifications données par les parties ou par le législateur lui-même.
Antonin Descamps et Caroline Pierrepont reviennent sur ces arrêts et leur impact sur les conditions d’exécution du contrat de travail.

Analyse des arrêts en question

Le premier arrêt a été rendu le 26 octobre 2022 (n° 21-14.178) et porte sur la requalification de périodes d’astreinte en temps de travail effectif.

Selon l’article L.3121-5 du Code du travail, une période d’astreinte s’entend comme une période pendant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l’employeur, a l’obligation de demeurer à son domicile ou à proximité afin d’être en mesure d’intervenir pour accomplir un travail au service de l’entreprise. En principe, la période d’astreinte ne constitue pas du temps de travail effectif. Seule la durée d’intervention est considérée comme tel.

Dans cette affaire, un salarié, occupant les fonctions de dépanneur de véhicules, assurait une permanence pour intervenir sur une portion délimitée d’autoroute. Cette astreinte lui imposait de se tenir en permanence au sein ou à proximité immédiate des locaux de l’entreprise afin de répondre sans délai à une demande d’intervention. Le salarié a notamment sollicité la qualification de ses périodes d’astreinte en temps de travail effectif.

La Cour d’appel déboute le salarié de sa demande estimant qu’il n’était pas, au cours de cette période, à la disposition immédiate et permanente de l’entreprise.

La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au motif que les juges du fond auraient dû vérifier « si le salarié était soumis à des contraintes d’une intensité telle qu’elles avaient affecté, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels n’étaient pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles ». Cette vérification aurait, en particulier, dû être faite au regard du court délai d’intervention imparti au salarié pour se rendre sur place après l’appel de l’usager.

Si la Cour de cassation avait déjà pu, par le passé, requalifier des périodes d’astreintes en temps de travail effectif (Cass. soc., 2 avr. 2014, n ° 12-27.482), il n’en demeure pas moins que cette solution intervient un an pile après qu’elle ait rendu un arrêt à l’exact opposé en estimant que la nécessité pour un administrateur de garde de devoir se tenir dans un studio privatif mis à sa disposition, de disposer d’un téléphone professionnel et d’être en mesure d’intervenir en cas d’urgence, n’empêchait pas le salarié de vaquer à ses occupations personnelles (Cass. soc., 13 oct. 2021, n° 20-16.048).

Le second arrêt est probablement celui qui a eu le plus grand écho. Il a été rendu le 23 novembre 2022 (n°20-21.924) et porte sur la requalification du temps de trajet d’un salarié itinérant.

Le temps de trajet est, par définition, le temps consacré au salarié pour se rendre de son domicile à son lieu de travail et inversement. Selon l’article L.3121-4 du Code du travail « Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif. Toutefois, s’il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l’objet d’une contrepartie financière ou sous forme de repos ».

Dans cette affaire, un commercial effectuant ses trajets chez ses clients avec un véhicule de fonction et disposant d’un téléphone portable professionnel exerçait, pendant ses trajets, ses fonctions habituelles de technico-commercial en fixant des rendez-vous, en appelant ou répondant à divers interlocuteurs, clients, directeur commercial, assistante, techniciens.

Ses trajets depuis son domicile et vers son domicile n’échappaient pas à ces communications téléphoniques. Le salarié a donc sollicité du juge un rappel de salaire au titre de ces temps de trajets.

Dans son arrêt du 23 novembre 2022, la Haute juridiction adopte une position inédite et considère que les temps de déplacement peuvent répondre à la définition du temps de travail effectif dès lors que  « pendant les temps de trajet ou de déplacement entre son domicile et les premier et dernier clients, le salarié devait se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles. »

La Cour de cassation avait déjà, par le passé, été saisi de cette problématique mais refusait jusqu’alors de qualifier comme du temps de travail, le temps de déplacement des salariés itinérants et ce, sur le fondement de l’article L.3121-4 du Code du travail. En dernier lieu, cette solution avait été retenue concernant les trajets réalisés par un technicien SAV itinérant (Cass. soc., 30 mai 2018, n° 16-20.634).

La Cour de cassation ajoute désormais une étape préalable dans l’analyse des temps de trajet : le juge devra prioritairement s’interroger sur les conditions concrètes dans lesquelles se déroule ce trajet. Ce n’est qu’à défaut d’être du temps de travail effectif, que l’article L. 3121-4 trouvera à s’appliquer.

Ainsi, trois situations pourraient désormais se présenter :

  • les conditions du trajet entre le domicile et le lieu de travail font apparaître que le salarié se tient à la disposition de l’employeur et agit dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions : il s’agit de temps de travail effectif devant être rémunéré comme tel ;
  • les conditions du trajet entre le domicile et le lieu de travail font apparaître que le salarié n’est pas tenu de rester à la disposition de l’employeur, auquel cas on se retrouve sur la dichotomie posée par l’article L. 3121-4 :

    • si le trajet correspond au temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, aucune contrepartie n’est due ;
    • si le trajet dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, une contrepartie financière ou sous forme de repos est due. Sur ce point, la Cour de cassation est récemment venue rappeler que cette contrepartie doit être suffisante et donc non dérisoire ( soc., 30 mars 2022, n°20-17.230).

Un dénominateur commun : l’arrêt Radiotelevizija Slovenija

La Cour de cassation a ainsi voulu se conformer à la position du juge européen en matière de durée du travail.

En effet, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) le 9 mars 2021  a rappelé que les notions de « temps de travail » et de « période de repos » constituent des notions de droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de la directive 2003/88 (aff. C-344/19, Radiotelevizija Slovenija).

Cette directive du 4 novembre 2003 définit ainsi la notion de temps de travail comme la « période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales ». Le temps de repos est quant à lui définit de manière négative comme « toute période qui n’est pas du temps de travail ».

Ainsi, le juge européen invite les juges nationaux à apprécier les périodes qui leur sont soumises sous le seul prisme de ces deux définitions.

Les notions « grises » d’astreinte ou de temps de trajet n’y échappent pas : pendant ces périodes, soit le temps consacré par le salarié est considéré comme du temps de travail effectif et rémunéré comme tel, soit il s’agit de temps de repos pouvant éventuellement faire l’objet de contreparties.

Généralisation de l’appréciation concrète des conditions de travail

La Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de requalifier en temps de travail effectif des durées qui ne sont pas assimilées par le Code du travail comme tel à l’instar du temps de pause (Cass. soc., 18 mars 2015, n° 13-23.728) ou du temps de repas (Cass. soc., 30 oct. 2000, n° 98-44.457).

Par ces deux arrêts rendus respectivement les 26 octobre et 23 novembre 2022, la Cour de cassation renforce l’étendue de son contrôle et s’intéresse désormais davantage aux contraintes qui s’imposent au salarié puisque le juge européen lui impose de prendre en considération « l’impact objectif et très significatif des contraintes imposées au travailleur sur les possibilités, pour ce dernier, de se consacrer à ses intérêts personnels et sociaux ».

Concrètement, ces arrêts invitent à s’interroger sur les contraintes s’imposant au salarié au cours de périodes en lien avec l’activité professionnelle : trajets, temps de pause, astreintes, temps de repas etc.

Les contraintes à prendre en compte peuvent être de différents ordres : nécessité de devoir répondre immédiatement au téléphone, à l’impossibilité de s’éloigner géographiquement de son lieu de travail ou de pouvoir entamer telle ou telle action etc.

Plus ces sujétions sont importantes, moins le salarié peut vaquer librement à ses occupations personnelles. Le risque de requalification en temps de travail effectif accroît alors.

Cette solution impose aux employeurs d’analyser leurs pratiques, en particulier celles en matière d’astreinte et de temps de trajet, et de définir clairement la marge de liberté dont disposent les salariés au cours de ces périodes pour pouvoir vaquer librement à leurs occupations personnelles.

A défaut, ils s’exposeront au risque d’actions de leurs salariés en paiement d’heures supplémentaires.

Les avocats du cabinet Actance se tiennent à votre disposition pour échanger autour de vos pratiques, évaluer ensemble les risques et y apporter des solutions juridiques et concrètes.

Antonin Descamps
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Master 2 - Droit Social - Recherches - Université Aix-Marseille

Caroline Pierrepont
Avocate Counsel | + posts