Fait religieux en entreprise : le contact avec la clientèle, une limite n’excluant pas nécessairement le port de signe religieux

Laurent Jammet et Cédric Martins, avocats associé et collaborateur du Cabinet, reviennent sur l’arrêt rendu le 14 avril 2021 par la Cour de cassation et livrent leurs préconisations aux entreprises s’interrogeant sur leurs marges de manœuvre en la matière.

Le port d’un signe religieux comme motif du licenciement par l’employeur

Dans cette affaire, une grande enseigne d’habillement constate, qu’après un retour de congé parental d’éducation, une salariée se présente avec un foulard « dissimulant ses cheveux, ses oreilles et son cou. »

Jusqu’alors, cette dernière n’avait jamais affiché un quelconque vêtement à connotation religieuse, politique ou philosophique.

L’employeur l’a alors dispensé d’activité, puis l’a licencié pour cause réelle et sérieuse.

La Salariée a ainsi saisi le Conseil de prud’homme d’une demande de nullité du licenciement pour discrimination liée à ses convictions religieuses.

La Cour d’appel de Toulouse lui donne raison considérant qu’en l’absence de clause de neutralité dans le règlement intérieur de l’entreprise, l’employeur ne pouvait obliger une salariée à retirer son voile.

En l’espèce, l’article 11 du règlement intérieur de la Société indiquait seulement « Chaque salarié doit concourir à la finalité de l’entreprise qui est de donner satisfaction à la clientèle. De ce fait, la personne qui est en contact avec la clientèle devra avoir une présentation correcte et soignée. Il est demandé au personne travaillant sur la surface de vente de magasin de ne pas porter de vêtement affichant clairement une marque concurrente ».

Conscient de la faiblesse de son dossier sur ce point, l’employeur a habilement cherché à contourner cette obligation jurisprudentielle en tentant de convaincre les juges du fond de la constance de la politique de neutralité appliquée dans l’entreprise. Il rappelait ainsi que sa politique visant à écarter tout salarié dans cette situation était constante…

L’idée de l’employeur était simple, la politique de neutralité menée dans les faits devait éteindre l’absence de clause écrite dans le règlement intérieur.

La Cour d’appel s’est montrée très stricte sur ce point : en l’absence de clause de neutralité dans le règlement intérieur ou d’une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, l’interdiction faite à la salariée caractérisait l’existence d’une discrimination fondée sur les convictions religieuses de la salariée.

La Cour de cassation a entièrement validé l’analyse de la Cour d’appel et pour cause, il s’agit en réalité d’une application stricte de sa jurisprudence dégagée dans l’arrêt « Micropole » (Cass.soc. 22 novembre 2017 n°13-19.855).

La Haute Juridiction prend le soin, au préalable, de rappeler les principes régissant les restrictions par l’employeur à la liberté religieuse de ses salariés :

  • Conformément aux dispositions de l’article L.1321-3 du Code du travail, toutes les restrictions sur ce point doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ;
  • En outre, l’article L1321-2-1 dispose que le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché.

Aucune neutralité sans clause dans le règlement intérieur !

Puis, confirmant sa jurisprudence de 2017, qui s’inscrivait elle-même dans des règles dégagées au niveau européen par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 14 mars 2017 aff.157-15 et 188/15), la Cour de cassation a rappelé que la politique factuellement mise en œuvre dans l’entreprise ne pouvait avoir la même portée, et donc la même force obligatoire, qu’une clause de neutralité inscrite au règlement intérieur.

Par conséquent, sans clause de neutralité inscrite au règlement intérieur, il est impossible pour l’employeur d’interdire à un salarié le port d’un signe religieux (ce qui vaut également pour les signes politiques ou philosophiques).

Restait néanmoins la question relative à l’existence d’une discrimination.

Certes le licenciement était sans cause réelle et sérieuse, mais la nullité n’est pas pour autant automatiquement prononcée. En effet, comme le précise la Cour de cassation qui se fonde sur la jurisprudence européenne, la discrimination peut être écartée si l’employeur apporte la preuve d’une exigence « professionnelle et déterminante » au sens de l’article 4§1 de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000.

Dans le cas présent, l’employeur a justifié ses agissements par « l’atteinte à sa politique commerciale » qui serait « susceptible d’être contrariée au préjudice de l’entreprise » si celle-ci laissait l’une de ses vendeuses porter un voile.

Pour la Cour de cassation, confirmant la position de la Cour d’appel de Toulouse, l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses de la société ne saurait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive du 27 novembre 2000.

La nullité du licenciement prononcée était donc justifié.

Sans rentrer dans des considérations philosophiques sur la neutralité dans l’entreprise et la liberté d’entreprendre de l’employeur, cette dernière décision a le mérite de la cohérence en matière de restriction du port de signes religieux fondée sur le contact avec la clientèle.

En pratique : quelles sont les motifs permettant à l’employeur de restreindre le port de signe religieux, politiques ou philosophiques ?

Concrètement, il ressort désormais de la jurisprudence trois possibilités pour l’employeur (nous mettons volontairement de coté les entreprises dites « de tendance » (1) de restreinte le port de signe religieux dans son entreprise.

D’abord, l’employeur peut aussi invoquer la sécurité du salarié sur son lieu de travail.

Ensuite, il peut également apporter des restrictions en raison du respect de règles sanitaires liées à son activité.

Dans ces deux cas précis, le juge vérifiera si la restriction vestimentaire imposée est justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnée au but (de sécurité ou de protection de la santé des salariés) recherché.

Enfin, et tel qu’il ressort du présent arrêt commenté, et dans des conditions très particulières, le contact régulier avec la clientèle peut permettre à l’employeur d’interdire le port de signes religieux.

Ces conditions sont strictement encadrés par la jurisprudence :  comme il a été vu, une clause de neutralité doit avoir été préalablement inscrite dans le règlement intérieur ;  la clause de neutralité doit s’appliquer dans le cadre d’une politique globale de neutralité dans l’entreprise, et ainsi ne pas répondre à une demande ponctuelle d’un client ou n’être dirigée qu’à l’encontre d’une seule religion ; enfin, en cas de refus du salarié concerné, la Cour de cassation a précisé qu’avant d’entamer une procédure de licenciement, l’employeur doit vérifier préalablement qu’aucun reclassement dans un poste sans contact avec la clientèle ne soit disponible.

L’ensemble des questions liées au fait religieux dans l’entreprise, qu’il s’agisse du port de vêtement, de demandes diverses des salariés ou du refus d’accomplir une mission sont des questions sensibles au sein d’une société.

Nous sommes à votre disposition pour vous accompagner sur ce type de problématiques.

(1) Les entreprises de tendance sont essentiellement des associations, des syndicats ou des groupements (parties politiques, églises ou autres groupes à caractère religieux) dans lesquels une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique sont expressément prônées. Autrement dit, l’objet essentiel de l’activité de ces entreprises est la défense et la promotion d’une doctrine ou d’une éthique.

Laurent Jammet
Avocat associé | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Laurent Jammet est titulaire d’un DESS de droit et pratique des relations de travail et d’un DEA de droit privé de l’Université de Montpellier. Il était collaborateur puis associé national au sein du Cabinet Barthelemy de 1991 à 2005. Laurent Jammet est associé d’Actance, dont il est l’un des fondateurs. Ses domaines d’interventions principaux sont la négociation collective, les opérations de réorganisation, les transferts d’entreprises et les contentieux collectifs. Avocat, spécialiste en droit du travail et droit de la sécurité sociale et de la protection sociale complémentaire, il intervient dans le cadre de l’enseignement en droit social au sein des Master II DPRT des Universités de Montpellier et de Paris II Panthéon-Assas et est chargé d’enseignement à l’IEP d’Aix en Provence pour le Master en RH. Il a été formateur à l’Ecole du Barreau de Paris (exercice de plaidoirie en droit social). Il est l’auteur de nombreuses publications.

Cédric Martins
Avocat | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Master 2 Droit des contrats internes et internationaux de l’Université Paris XI (Sceaux)