Une personne physique peut à certaines conditions être considérée comme une entreprise dominante d’un groupe de sociétés

Apprécier la notion de groupe, notamment lorsque se pose la question de la mise en place d’un comité de groupe ou d’une procédure de licenciement économique, conduit à s’intéresser aux entreprises qui composeraient ce groupe de sociétés, et plus particulièrement à l’identification de leur entreprise dominante.
Eliane Chateauvieux et Thomas Lesvenan, avocats du cabinet actance reviennent sur l’apport de la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 22 novembre 2023 (n°22-19.282) clarifiant la notion de groupe de sociétés en précisant les conditions dans lesquelles une personne physique peut être déterminée en qualité d’entreprise dominante.

En l’espèce, un syndicat et un CSE ont saisi le tribunal judiciaire pour solliciter la constitution d’un comité de groupe entre plusieurs sociétés, soutenant qu’une personne physique devait être considérée comme entreprise dominante car elle détenait toutes les sociétés à hauteur d’au moins 97% soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire d’une holding qu’elle détenait à 100%.

Le tribunal judiciaire de Fontainebleau dans un jugement du 7 juillet 2022 avait rejeté la demande du syndicat et du CSE, considérant que les dispositions de l’article L2331-1 du code du travail visent une entreprise, dotée d’un siège social, et non une personne physique et que rien ne permettait de considérer que le législateur avait entendu élargir cette notion d’entreprise dominante à une personne physique.

Le syndicat et le CSE se sont pourvus en cassation. Il revenait à la Haute juridiction de clarifier la notion de groupe lorsque l’ensemble des entreprises sont placées sous le contrôle d’une personne physique.

La Cour de cassation avait précédemment reconnu qu’une personne physique peut contrôler un groupe de sociétés (Cass. soc. 21 septembre 2017, n°16-23.223), mais elle n’avait toutefois pas précisé sous quelles conditions ce contrôle devait être reconnu.

Une décision avait été rendue dans le même sens par le Conseil d’Etat quelques années plus tard (CE, 14 juin 2021, n°417940) dans une affaire intéressant le périmètre d’appréciation de la réalité du motif économique en cas d’appartenance de l’employeur à un groupe. Le Conseil d’Etat avait à cette occasion étendue la notion de groupe à l’ensemble des entreprises placées sous le contrôle d’une même personne physique sans en expliciter les conditions.

Critères de contrôle par une personne physique

Rappelons que l’article L2331-1 paragraphe I du code du travail pose, pour apprécier les conditions de mise en place d’un comité de groupe, le principe selon lequel le groupe est formé par une « entreprise dominante », dont le siège social est situé sur le territoire français, et les entreprises qu’elle contrôle dans les conditions définies à l’article L. 233-1, aux I et II de l’article L. 233-3 et à l’article L. 233-16 du code de commerce.

L’ordonnance n°2015-1576 du 3 décembre 2015 a modifié l’article L233-3 I du code de commerce qui ne concernait précédemment que les sociétés, pour viser à partir de son entrée de vigueur le 5 décembre 2015, « toute personne physique ou morale ». Depuis lors, une personne physique peut donc, au même titre qu’une personne morale, être considérée comme en contrôlant une autre lorsqu’elle remplit les conditions prévues, à savoir :

  1. Elle détient directement ou indirectement une fraction du capital lui conférant la majorité des droits de vote dans les assemblées générales de cette société ;
  2. Elle dispose seule de la majorité des droits de vote dans cette société en vertu d’un accord conclu avec d’autres associés ou actionnaires et qui n’est pas contraire à l’intérêt de la société ;
  3. Elle détermine en fait, par les droits de vote dont elle dispose, les décisions dans les assemblées générales de cette société ;
  4. Elle est associée ou actionnaire de cette société et dispose du pouvoir de nommer ou de révoquer la majorité des membres des organes d’administration, de direction ou de surveillance de cette société.

Dans son arrêt du 22 novembre 2023, la Cour de cassation précise sur le fondement de cet article qu’une personne physique peut être qualifiée d’entreprise dominante à la double condition que:

  1. les droits de vote attachés aux participations (nomination des organes de direction et de surveillance notamment) ne soient pas exercés que pour sauvegarder la pleine valeur de ces investissements,
  2. la personne physique, détentrice de tout ou partie du capital, s’immisce directement ou indirectement dans la gestion des entreprises détenues.

Il convient donc d’analyser si la personne physique s’immisce, ou non, dans la gestion des entreprises qu’elle détient et si sa gestion se limite, ou pas, à une prise de participation purement financière.

L’arrêt du 22 novembre 2023 pose des conditions qui s’inspire des critères dégagés pour les sociétés de participation financière.

Rappel de la notion d’entreprise dominante pour les sociétés de participation financière

La question s’était posée de savoir, pour les sociétés de participation financière, à quelles conditions elles devaient être exclues de la qualité d’entreprise dominante et donc comment devait être interprété l’article L 2331-4 du code du travail.

Si une société de participation financière n’est pas considérée comme une entreprise dominante, il n’existe pas de groupe dans le périmètre composé de cette société et des sociétés qu’elle détient en portefeuille.

La Cour de cassation s’est prononcée à ce sujet dans un arrêt « Chubb France » (Cass soc 14 novembre 2019 n°18-21.723) en précisant les conditions d’exclusion de la qualité d’entreprise dominante des sociétés de participation financière:

 « Si l’article L 2331-4 du Code du travail exclut notamment de la qualification d’entreprises dominantes, les sociétés de participation financière visées […] du règlement CE 139/2004 du 20 janvier 2004 sur les concentrations, c’est à la condition que les droits de vote attachés aux participations détenues ne soient exercés, notamment par la voie de la nomination des membres des organes de direction et de surveillance des entreprises dont elles détiennent des participations, que pour sauvegarder la pleine valeur de ces investissements et non pour déterminer directement ou indirectement le comportement concurrentiel de ces entreprises, c’est-à-dire à la condition, précisée par […] la directive 78/660/CEE, […] que la société de participation financière ne s’immisce pas directement ou indirectement dans la gestion des entreprises filiales. »

Ainsi, la société de participation financière sera qualifiée d’entreprise dominante si (i) elle utilise ses droits de vote pour aller au-delà de la simple sauvegarde de la pleine valeur de ses investissements et (ii) elle s’immisce dans la gestion des entreprises qu’elle détient.

Peu de temps après, la Cour administrative d’appel de Versailles a confirmé ce principe (CAA, 22 septembre 2021, n°21VE01945, Groupe Sportfive) dans un litige relatif au groupe Sportfive, dont une filiale, a l’occasion d’un PSE, n’avait pas prévu de congé de reclassement. La Cour a mis en avant « (…] l’absence de pouvoir de décision et d’immixtion de la société Sportfive Emea SAS dans la gestion des filiales » pour juger que celle-ci, « […] doit être regardée en application de l’article L. 2331-4 du code du travail comme une société de participation financière, et non comme une entreprise dominante soumise à l’obligation de constituer un comité de groupe et par suite, à celle de prévoir un congé de reclassement pour les salariés dont le licenciement économique est prévu ».

Ces critères sont repris de manière similaire pour apprécier le caractère d’entreprise dominante reconnue à une personne physique.

La notion de groupe est importante non seulement pour la mise en place d’un comité de groupe mais également pour l’appréciation du périmètre de l’obligation de reclassement d’un salarié inapte (L1226-2 et L1226-10 CT) ainsi que l’appréciation, en matière de licenciement économique, du périmètre à retenir pour le caractère réel et sérieux du motif économique (article L1233-3 CT), la recherche de reclassement interne (article L1233-4 CT), et l’obligation de congé de reclassement (article L1233-71 CT).

Eliane Chateauvieux
Avocate associé | + posts

Eliane est co-fondateur du cabinet actance en 2005, à la suite d’une expérience riche de neuf années passées au sein du Cabinet Barthélémy & Associés.

Titulaire d’un DEA de Droit Social de l’Institut d’Etudes du Travail (Lyon II) et Spécialiste de droit du travail, elle accompagne avec son équipe de grandes entreprises et groupes dans la conception, la réalisation et le déploiement de multiples formes de restructuration, au plus près de leurs équipes et en proposant une approche formée sur l’écoute et l’ingéniosité. Elle intervient également en matière de négociation collective, de gestion des relations avec les représentants du personnel et plus largement de relations collectives et individuelles du travail.

Eliane est également très présente dans le domaine de la formation, sollicitée par de nombreux groupes pour concevoir et co-animer des programmes de formation destinés à leur réseau français en charge des Ressources Humaines.

Thomas Lesvenan
Avocat | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Master II Droit du Travail et de la Protection Sociale Université Rennes I