L’usage du référé probatoire en matière de discrimination et d’inégalité de traitement

La procédure prévue à l’article 145 du Code de procédure civile et communément appelée référé « probatoire »  permet de saisir un juge afin de conserver ou d’établir, avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige.
La ratio legis du dispositif est de permettre à une partie d’éviter le dépérissement des preuves ou d’établir une preuve qu’elle ne pourrait obtenir seule.
Cette mesure in futurum est une arme redoutable dont font régulièrement usage les salariés en matière de discrimination ou d’inégalité de traitement afin d’obtenir des éléments de comparaison entre leur situation et celle d’autres salariés aux fins d’appliquer la Méthode Clerc[1]. L’abondance du contentieux en la matière témoigne en effet de l’utilité de cette mesure.
En pareille hypothèse, plusieurs droits fondamentaux sont susceptibles d’être mis en balance, on songe notamment au droit à la preuve, au droit au respect de la vie privée mais aussi au secret des affaires ainsi qu’au droit à la protection des données personnelles.
Sophie Rey, avocate associée au sein du cabinet actance, livre son analyse des derniers arrêts de la Cour de cassation sur ce sujet.

[1] La Méthode Clerc vise à comparer la situation du salarié demandeur avec celles d’un panel de plusieurs salariés ayant été embauchés au cours de la même période et dans des conditions comparables en matière de filière professionnelle et de niveau de qualification (Cass. soc., 4 juill. 2000, n° 98-43.285)

I. SUR LES CONDITIONS DU REFERE PROBATOIRE ET LES MESURES POUVANT ETRE ORDONNEES

L’action fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile est subordonnée à la réunion de trois conditions :

  • Le salarié doit justifier d’un motif légitime pour formuler cette demande et les documents sollicités doivent être nécessaires à la protection de ses droits[1].

Ainsi par exemple, en matière de discrimination syndicale, il a pu être jugé qu’il existait un motif légitime d’ordonner la communication des bulletins de salaire des salariés occupant des postes de niveau comparable à celui de du demandeur dès lors que tableau issu de la négociation annuelle obligatoire dressant la moyenne des rémunérations des salariés classés dans leur catégorie montre que la rémunération des salariés syndiqués se trouve dans la moyenne basse[2].

  • Cette action doit être engagée en amont de tout procès, c’est-à-dire avant toute saisine au fond du conseil de prud’hommes[3].
  • Le demandeur doit démontrer que la preuve recherchée est susceptible d’influer sur la solution du litige, lequel est encore potentiel à ce stade.

Le juge ne peut ordonner que des « mesures légalement admissibles ». Cette formule n’étant pas définie par le législateur, il paraît légitime de penser que toutes les mesures d’instruction prévues aux article 232 et suivants du même code sont admissibles[4]. Partant, le juge peut ordonner à l’employeur de produire les contrats de travail, avenants, bulletins de paie, primes des collègues des salariés s’estimant victimes de discrimination. Ainsi, lorsque les documents sont sans lien avec la discrimination invoquée ou concernent des personnes n’ayant pas des fonctions identiques ou similaires à celle du demandeur, la Cour de cassation refuse – à juste titre – de faire droit à cette demande.[5]

II. SUR L’ABSENCE D’INCOMPATIBILITE ENTRE REFERE PROBATOIRE ET REGIME PROBATOIRE AMENAGE

La Cour de Cassation a eu l’occasion de se prononcer sur cette question de la compatibilité entre le référé probatoire et le régime probatoire aménagé en matière de discrimination dans un arrêt en date du 22 septembre 2021[6].

Pour mémoire, l’administration de la preuve en la matière se décompose en deux étapes[7] :

  • Il appartient dans un premier temps au salarié qui se prétend victime d’une discrimination de soumettre au juge les éléments de faits susceptibles de caractériser la discrimination dont il se plaint. (Cass. soc., 5 févr. 2020, n°18-22.399)
  • Au vu des éléments présentés par le demandeur, il incombe ensuite à l’employeur d’établir que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination fondée.

Dans cette affaire, un salarié titulaire de plusieurs mandats syndicaux et représentatifs s’estimant victime de discrimination, avait saisi la formation de référé du Conseil de prud’hommes pour obtenir, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, la communication par son employeur de diverses données afin de procéder à une comparaison de sa situation avec celles d’autres salariés.

Pour s’opposer à cette demande, l’employeur soulevait un argument pour le moins audacieux selon lequel le mécanisme probatoire prévu par l’article L. 1134-1 du Code du travail en matière de discrimination rendrait inutile la production des éléments sollicités par le salarié. Or, cet argument n’a pas emporté la conviction de la Haute juridiction.

Pour la première fois à notre connaissance, la Chambre sociale de la Cour de cassation affirme de manière limpide que la procédure prévue par l’article 145 du Code de procédure ne peut être écartée en matière de discrimination au motif de l’existence d’un mécanisme probatoire spécifique résultant des dispositions de l’article L. 1134-1 du Code du travail.

Cette solution s’entend au moins pour deux raisons :

  • En premier lieu, il sera rappelé que les deux textes n’ont, à l’évidence, pas le même objet. On se souviendra que l’usage de l’article 145 du Code de procédure civile vise à obtenir une mesure d’instruction en vue de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve des faits dont pourrait dépendre la solution du litige. L’article L.1134-1 du Code du travail, quant à lui, a pour unique objet de faciliter la preuve par le salarié de faits de discrimination.
  • Ensuite, l’allègement de la charge de la preuve n’équivaut pas à une dispense pour le salarié d’apporter des éléments venant conforter ses dires. Par conséquent, il demeure toujours un intérêt pour le salarié d’exercer une action sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile lorsqu’il ne dispose pas de suffisamment d’éléments à son dossier.

III. SUR LA CONCILIATION DU DROIT A LA PREUVE AVEC D’AUTRES DROITS FONDAMENTAUX

Il est important de rappeler ici que le droit au respect de la vie privée et le secret des affaires ne constituent pas en eux-mêmes des obstacles au référé probatoire de l’article 145 du Code de procédure civile.[8]

Lorsque plusieurs droits fondamentaux sont mis en concurrence, la Cour de cassation précise que les juges doivent procéder à une analyse en deux temps[9] :

  1. Tout d’abord, regarder si la communication des pièces demandées est indispensable à l’exercice du droit à la preuve du salarié et aussi proportionnée au but poursuivi [10];
  2. Ensuite, vérifier si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés en déterminant alors quelles sont les mesures qui sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi,

Si la demande est formulée de manière trop générale, il appartient aux juges de limiter le périmètre de la communication en opérant un « tri ».

Une récente illustration de ce contrôle mérite d’être relatée ici :

Dans un arrêt rendu le 8 mars 2023 en matière d’inégalité de traitement, la Cour de cassation s’est fondée sur le caractère non absolu du droit à la protection des données personnelles pour faire primer le droit à la preuve du salarié.

Elle approuve ainsi la Cour d’appel d’avoir ordonné à l’employeur de communiquer à une salariée les bulletins de salaires d’autres salariés occupant des postes de niveau comparable au sien, avec occultation des données personnelles à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle et de la rémunération, et ce, après avoir relevé que «cette communication d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autres salariés était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail »[11].

Point d’attention :

La jurisprudence susvisée place l’employeur dans une position délicate dans la mesure où celui-ci s’expose à deux risques non-négligeables :

  • Une demande en indemnisation des salariés estimant que la production de leurs données personnelles leur a causé un préjudice.
  • Une injonction de communiquer sous astreinte ces mêmes données au profit du salarié demandeur à l’action

Face à une telle situation, il est vivement conseillé :

  • D’opposer devant le juge l’exigence d’une proportionnalité entre le droit à la preuve et le droit au respect de la vie privée,
  • De solliciter du juge le cantonnement du périmètre des informations à transmettre,
  • Et de requérir au préalable l’accord écrit des salariés concernés afin de se prémunir contre d’éventuelles actions en indemnisation.

Les avocats du cabinet Actance se tiennent à votre disposition pour vous accompagner dans la gestion de vos contentieux.

[1] Cass. soc., 19 déc. 2012, n°10-20.526

[2] Cass. soc., 16 déc. 2020, n° 19-17.637

[3] Cass. soc., 16 mars 2021, nº 19-21.063

[4] « L’avocat en Droit social et l’article 145 du Code de procédure civile », Raphaelle Haïk et Krys Pagani, La Semaine Juridique Sociale, p.11.

[5] Cass. soc., 15 juin 2017, n°16-13.839

[6] Cass. soc., 22 sept. 2021, n°19-26.144

[7] Article L. 1134-1 du Code du travail.

[8] Cass. soc., 16 mars 2021, n°19-21.063

[9] Cass. soc., 16 mars 2021, n° 19-21.063

[10] Cass. soc., 12 juill. 2022, n° 21-14.313

[11] Cass., soc., 8 mars 2023, nº 21-12.492

Sophie Rey
Avocate associée | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Sophie REY est avocat depuis 2007 et exerce au sein du cabinet Actance depuis 2008.
Elle est titulaire d’un master II en droit social et management de l’entreprise de L’Université de Toulouse I et du Certificat de spécialisation en droit du travail.
Elle exerce une activité principalement judiciaire et accompagne nos clients dans la gestion des contentieux individuels et collectifs.
Elle plaide régulièrement devant les Conseils des Prud’hommes, et Cours d’Appel (problématiques de licenciement, de discrimination, d’égalité de traitement…) mais également devant les Tribunaux Judiciaires (contentieux collectifs, contestation d’expertise, contentieux d’élections professionnelles, contestation du caractère professionnel de la maladie, contentieux de la faute inexcusable…).