Retour sur « l’affaire Geox » : clarifications nécessaires sur le port de signes religieux en entreprise

De quoi parle-t-on ?
Le 11 avril dernier, une vidéo montrant une jeune femme intérimaire se présenter au sein d’un magasin Geox à Strasbourg pour prendre son poste, et se faire congédier par le gérant au motif qu’elle porte un voile, devient virale sur les réseaux sociaux. Cette vidéo a fortement divisé et suscité de nombreux débats et commentaires sur le fait de savoir si le gérant était ou non en droit de lui interdire de travailler dans l’enceinte du magasin.
Cette affaire est l’occasion pour Emeric Sorel, avocat associé, et Julie Maréchal, avocat collaborateur au sein du cabinet Actance, de revenir sur les règles en vigueur et la possibilité pour les entreprises (privées) d’interdire le port de signes religieux.

Le principe de liberté religieuse et ses possibles restrictions

Si, dans les entreprises chargées d’une mission de service public, s’appliquent automatiquement les principes de neutralité et de laïcité, le principe général dans les entreprises privées est celui de la liberté de manifester ses convictions.

Le Code du travail permet toutefois d’apporter à cette liberté des restrictions, dès lors qu’elles sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché (article L. 1121-1 du Code du travail).

En outre, depuis 2016, il est possible d’instaurer un principe de neutralité en entreprise, par la voie du règlement intérieur (article L. 1321-2-1 du Code du travail).

Cet article a été créé en réponse à « la saga Baby Loup » et à la position finalement prise par la Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, le 25 juin 2014, qui a validé le licenciement disciplinaire d’une salariée d’une crèche privée, fondé sur son refus de retirer son voile, sur la base du règlement intérieur de la structure qui imposait un principe de neutralité religieuse limité aux activités d’éveil et d’accompagnement des enfants à l’intérieur et à l’extérieur des locaux professionnels (Cass. Ass. Plén., 25 juin 2014, n°13-28.369).

La possibilité d’instaurer un principe de neutralité, oui, mais dans quelles conditions ?

Si une entreprise souhaite instaurer un principe de neutralité, celui-ci doit figurer dans une clause du règlement intérieur, seul support permettant à l’employeur de sanctionner un comportement qui y serait contraire.

Le risque ici est celui de la discrimination. Depuis 2016, la jurisprudence nationale et européenne dessine, petit à petit, le cadre dans lequel le principe de neutralité peut être prévu afin que celui-ci ne soit pas constitutif d’une discrimination, directe ou indirecte.

Où en est-on ?

Il ressort de la jurisprudence de la CJUE et de la Cour de cassation que, pour être valable, une telle clause doit :

  • Être générale et indifférenciée, c’est-à-dire qu’elle doit s’appliquer à toutes formes d’expression des convictions, et ce qu’elles soient religieuses, philosophiques, spirituelles ou politiques (CJUE 14 mars 2017, C-157/15 ; CJUE 15 juillet 2021, C-804/18 et C-341/19) ;
  • Il ne s’agit donc pas de prévoir la seule interdiction du port de signes ostentatoires de grande taille mais bien d’une interdiction pour les salariés d’exprimer leurs convictions d’une quelconque manière (par un symbole, quel que soit sa taille, par des paroles, par une tenue vestimentaire, etc.).
  • En outre, dans sa mise en œuvre, cette clause doit être appliquée de manière indifférenciée aux salariés concernés par l’obligation de neutralité (voir condition ci-après). Il ne peut donc être demandé à un salarié de ne pas arborer un signe religieux, tandis que le port d’un autre signe serait en pratique toléré.
  • Être spéciale, c’est-à-dire limitée à certains salariés en raison de leurs missions 
  • A date, la Cour de cassation ne reconnait le caractère légitime et nécessaire d’une obligation de neutralité que lorsqu’elle est limitée aux salariés en contact avec la clientèle, le public (Cass. Ass. Plén., 25 juin 2014, n°13-28.369, arrêt Baby-Loup ; Cass. Soc., 22 novembre 2017, 13-19.855, arrêt Micropole ; Cass. Soc., 14 avril 2021, 19-24.079, arrêt Camaïeu).
  • La Cour de cassation ne s’est en revanche pas expressément prononcée sur une obligation de neutralité qui serait générale.
  • Répondre à un besoin véritable de l’employeur, que celui-ci doit pouvoir démontrer en prenant notamment en considération les attentes légitimes des clients, ainsi que les conséquences défavorables qu’il subirait en l’absence d’une telle politique, compte tenu de la nature de ses activités ou du contexte dans lequel celles-ci s’inscrivent.
  • Une obligation de neutralité fixée par le règlement intérieur peut être constitutive d’une discrimination indirecte si elle a pour effet de désavantager certains salariés du fait de leurs convictions. L’employeur doit alors être en mesure de démontrer qu’il poursuit un objectif légitime en instaurant cette politique de neutralité, que celle-ci est justifiée du fait de son activité et qu’elle répond à un véritable besoin pour l’entreprise.
  • La jurisprudence européenne a récemment précisé que la simple volonté d’un employeur de mener une politique de neutralité ne suffit pas à justifier une différence de traitement indirectement fondée sur la religion (CJUE, 13 octobre 2022, C-344/20). L’employeur doit identifier un véritable risque si cette politique de neutralité n’est pas mise en œuvre, par exemple une perte de clientèle.
  • En revanche, a été considéré comme un objectif légitime la prévention des conflits sociaux, « en particulier compte tenu de l’existence de tensions survenues par le passé en relation avec des convictions politiques, philosophiques ou religieuses» (CJUE, 15 juillet 2021, C-804/18).

Un soin particulier doit ainsi être apporté à la rédaction des clauses de neutralité, pour ne pas tomber dans l’écueil de la discrimination.

Le Ministère du travail, dans le guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées, mis à jour en janvier 2023 (qui n’a pas de valeur normative) préconise aux employeurs d’associer les représentants du personnel à ces questions, notamment lorsque l’entreprise souhaite prévoir une telle clause dans son règlement intérieur.

La mise en œuvre du principe de neutralité : une tentative préalable de « reclassement »

La Cour de cassation a précisé, dans l’arrêt Micropole de 2017, que, dans le cas du refus du salarié de se conformer à l’obligation de neutralité, il appartient à l’employeur de rechercher, en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise, et sans que cela occasionne une charge supplémentaire, si un poste sans contact avec la clientèle peut lui être proposé avant de le licencier (Cass. Soc., 22 novembre 2017, 13-19.855, arrêt Micropole).

Cette obligation préalable de recherche de reclassement n’a toutefois pas depuis été réaffirmée ou même précisée dans les décisions rendues postérieurement par la Cour de cassation. Elle figue en revanche dans le guide précité du Ministère du travail.

Et en l’absence de règlement intérieur ou de clause sur le sujet ?

En l’absence de clause restreignant la liberté de manifester ses convictions en vigueur au sein de l’entreprise, l’interdiction formulée par l’employeur peut être légitime si elle répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante (article 4 § 1 de la directive du 27 novembre 2000 ; article L. 1133-1 du Code du travail).

Cette notion est définie comme une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne peut en revanche correspondre à des considération subjectives, telle que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

A titre d’exemples :

Il s’agit en pratique d’une exigence difficile à caractériser lorsqu’elle ne répond pas à un impératif de santé, d’hygiène ou de sécurité. Les cas d’application sont ainsi très limités.

La voie du règlement intérieur est en réalité la plus appropriée pour restreindre la liberté de manifestation des convictions. Encore faut-il que cette restriction réponde à un besoin véritable et objectif de l’employeur en terme de neutralité et que la clause encadrant cette restriction soit rédigée avec la plus grande précaution.

Nos équipes sont à votre disposition pour vous accompagner sur ce sujet et répondre à vos interrogations.

Emeric Sorel
Avocat associé | +33 (0)144 94 96 00 | + posts

Emeric SOREL a pratiqué 4 années au sein du cabinet Barthélémy & Associés et a participé en juin 2005 à la création du cabinet Actance. Il est associé au sein du cabinet actance depuis 2010. Il est Docteur en droit et titulaire d’un master II en droit social. Il accompagne les groupes de dimension nationale et internationale sur toutes les problématiques liées aux relations collectives et individuelles du travail et, notamment, en matière de négociation collective et de gestion des relations avec les représentants du personnel. Emeric accompagne très fréquemment les groupes dans leur phase de restructuration. Il dispose également d’une grande expérience dans la gestion des pré-contentieux et des contentieux à risque.

Julie Maréchal
Avocate | + posts