Réflexions juridiques autour des notions de droit au repos dominical, liberté d’entreprendre et interdiction des discriminations fondées sur la religion

Pourquoi un commerce, contraint de fermer le samedi pour des raisons tenant à une pratique religieuse, ne pourrait-il pas légalement décider d’accorder le repos hebdomadaire à ses salariés ce jour-ci et non le dimanche ? L’interdiction du travail le dimanche ne porterait-elle pas atteinte à la liberté religieuse et à la liberté d’entreprendre ?

Le 15 mai dernier, la Cour de cassation s’est penchée sur la délicate question des rapports entre le droit au repos dominical consacré en droit français et les textes européens relatifs à la liberté d’entreprendre et à l’’interdiction des discriminations fondées sur la religion.

Martin Thyss, avocat counsel, et Léa Lissowski, avocate collaboratrice du cabinet actance nous éclairent sur cette décision.

Le principe du repos dominical

En France, tout salarié a droit à 24 heures de repos hebdomadaire (auxquelles s’ajoutent 11 heures de repos quotidien) qui doivent par principe être données le dimanche[1].

Un principe supposant souvent des exceptions, plusieurs dérogations au repos dominical existent (parmi lesquelles des dérogations permanentes de droit, des dérogations conventionnelles en cas de nécessité de travail en continu ou d’équipes de suppléance dans certaines entreprises industrielles, des dérogations accordées par le préfet ou le maire, des dérogations fondées sur la zone géographique, ou encore des dérogations temporaires liées à la période des Jeux Olympiques 2024[2].

Ces dérogations ne sont finalement pas si exceptionnelles en pratique puisque 21 % des salariés ont travaillé au moins un dimanche sur une période de quatre semaines consécutives en 2022[3].

Les questions préjudicielles soulevées devant la Cour de cassation

L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 15 mai dernier concernait un commerce de détail alimentaire exclusivement casher l’obligeant à fermer le vendredi soir et le samedi. Le commerçant ouvrait toutefois le dimanche toute la journée.

Reprochant non pas l’ouverture du magasin le dimanche mais le fait de faire travailler des salariés le dimanche après 13h, l’inspection du travail a assigné la société en référé afin qu’il lui soit ordonné de cesser d’employer des salariés le dimanche après 13h.

Après avoir fait droit à la demande de l’inspection du travail, le juge des référés a refusé de renvoyer devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) les questions préjudicielles formulées par l’employeur[4].

La Cour d’appel de Paris[5] a ensuite confirmé l’ordonnance du juge des référés et dit n’y avoir lieu à question préjudicielle à poser à la CJUE.

A l’occasion de son pourvoi contre l’arrêt d’appel, la société demandait la transmission des deux questions préjudicielles suivantes à la CJUE :  

« 1/ Les dispositions combinées des articles R. 1455-6 [sur les mesures prises par la formation de référé] et L. 3132-13 du code du travail [sur le repos dominical à partir de 13h dans les commerces de détail alimentaire], qui permettent au juge des référés d’interdire sous astreinte, sur le fondement de la cessation d’un trouble manifestement illicite, à un commerce de détail alimentaire exclusivement casher d’employer des salariés le dimanche après 13 heures, alors que le magasin, afin d’être considéré comme conforme aux lois de la  »Cacherout » et de recevoir la clientèle à laquelle ses produits sont destinés, est déjà tenu de fermer le samedi pour des raisons religieuses tenant au suivi du shabbat, ne sont-elles pas incompatibles avec le principe d’égalité de traitement et la prohibition de la discrimination indirecte fondée sur la religion, garantis notamment par l’article 6 du Traité sur l’Union européenne et l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, d’une part, et la liberté d’entreprendre, garantie par l’article 16 de la même Charte, d’autre part?

2/ Les dispositions de l’article 5 de la directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003 [sur le repos hebdomadaire], combinées avec celles de la directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, notamment ses articles 1er et 2 [sur l’interdiction des discriminations directes et indirectes], lues à la lumière de l’article du Traité sur l’Union européenne et des articles 16 [sur la liberté d’entreprise] et 21 [sur la non-discrimination] de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne s’opposent-elles à une législation telle que celle issue des articles R. 1455-6 et L. 3132-13 du code du travail, permettant à un juge des référés d’interdire sous astreinte, sur le fondement de la cessation d’un trouble prétendument manifestement illicite, à un commerce de détail alimentaire exclusivement casher d’employer des salariés le dimanche après 13 heures, alors que le magasin afin d’être considéré comme conforme aux lois de la  »Cacherout » et de recevoir la clientèle à laquelle ses produits sont destinés, est déjà tenu de fermer le samedi pour des raisons religieuses tenant au suivi du shabbat?»

Sans surprise, et dans la lignée de son refus de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité dans la même affaire[6], la Cour de cassation décide qu’il n’y a pas lieu de saisir la CJUE de ces deux questions préjudicielles, en l’absence de doute raisonnable quant à l’application et l’interprétation des dispositions du droit de l’Union européenne invoquées.

La motivation de la Haute juridiction est particulièrement éclairante sur l’équilibre entre les droits fondamentaux que sont le droit au repos dominical, la liberté d’entreprendre ou encore la liberté religieuse.

Le droit au repos dominical ne se heurte pas à la liberté d’entreprendre

Dans son arrêt du 15 mai dernier, la Cour de cassation rappelle que la liberté d’entreprendre est protégée par la Charte des droits fondamentaux et comporte la liberté d’exercer une activité économique ou commerciale, la liberté contractuelle et la concurrence libre.

Elle confirme également que l’interdiction de travailler le dimanche constitue bien une atteinte au principe de liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle dont disposerait un employeur à l’égard de ses salariés.

Néanmoins, la Haute juridiction précise que la liberté d’entreprendre n’est pas « une prérogative absolue » et que des limitations peuvent y être apportées dès lors que ces dernières sont prévues par la loi, respectent le contenu essentiel des droits et libertés consacrés, obéissent au principe de proportionnalité et sont nécessaires à des objectifs d’intérêt général reconnus.

Or, figure parmi les raisons impérieuses d’intérêt général susceptible de limiter la liberté d’entreprendre, la protection des travailleurs, dans le cadre de laquelle le repos hebdomadaire s’inscrit.

En effet, la Cour rappelle que le droit au repos hebdomadaire participe d’un objectif de protection des travailleurs mais également des liens familiaux et sociaux.

L’employeur invoquait à cet égard l’existence de nombreuses dérogations au repos dominical pour mettre en avant le fait que, selon lui, « l’impératif de cohésion sociale a très nettement cédé la place à un pur impératif économique ».

La Cour de cassation ne suit pas cette analyse et retient que le principe du repos hebdomadaire n’affecte pas le contenu essentiel de la liberté d’entreprendre, et ce d’autant plus que l’interdiction d’employer des salariés dans les commerces de détail alimentaire le dimanche après 13h ne concerne que les travailleurs salariés, dont le contrat est régi par le code du travail (pour rappel, un commerce indépendant peut très bien ouvrir son commerce le dimanche après-midi dès lors qu’il ne fait pas travailler de salariés[7]). 

Les juges écartent l’argumentaire portant sur la discrimination indirecte fondée sur la religion

A la question soulevée par la société de l’existence d’une discrimination indirecte fondée sur la religion du fait de l’interdiction du travail dominical, la Cour de cassation ne répond pas sur le fond et statue principalement en écartant l’invocabilité par une personne morale et devant un juge national des dispositions européennes mises en avant par la société.

Pourtant, en invoquant une discrimination indirecte fondée sur la religion, l’employeur semblait en creux interroger le fait que la législation française fixe par principe le repos hebdomadaire le dimanche, qui correspond au « Jour du Seigneur » pour le christianisme (sans que le principe de laïcité n’ait pour autant été évoqué dans cette affaire).

A cet égard, ainsi que le Rapport de la conseillère référendaire de la Cour de cassation le rappelle, le choix du dimanche comme jour de repos hebdomadaire des salariés ne découle d’aucun motif confessionnel mais a consacré un usage, lequel s’explique certes historiquement par les pratiques chrétiennes.

Le repos hebdomadaire dominical a d’ailleurs été institué par une loi du 13 juillet 1906, adoptée quelques mois à peine après la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat. Très peu de temps après cette loi, le Conseil d’Etat avait retenu que les raisons religieuses invoquées par un commerçant israélite pour demander l’autorisation de donner le repos hebdomadaire à son personnel le samedi devaient être écartées dans la mesure où la législation relative au repos dominical permettait de garantir l’égalité entre opérateurs économiques agissant sur le même marché[8].

La Cour de cassation avait même eu l’occasion de confirmer que la disposition imposant que le repos hebdomadaire soit donné le dimanche n’était pas contraire à la liberté du travail ni au principe de laïcité « en ce qu’elle participe d’un objectif de préservation de la santé et de la sécurité des travailleurs mais également de protection des liens familiaux »[9].

Dès lors que le principe du travail dominical n’a pas, sur le plan juridique, de justification religieuse, il n’est donc pas possible d’invoquer la pratique d’une autre religion pour pouvoir y déroger[10].

En dernier lieu, la Cour de cassation écarte l’existence d’un doute raisonnable quant à l’application et l’interprétation des dispositions du droit de l’Union européenne invoquées.

A cet égard, alors même que jusqu’en 2000[11], le droit européen consacrait le principe du repos dominical, les Etats membres de l’Union européenne peuvent aujourd’hui choisir un autre jour de repos hebdomadaire que le dimanche.

De manière intéressante, la Cour de cassation précise ainsi que selon le droit européen, l’inclusion du dimanche dans la période de repos hebdomadaire est aujourd’hui laissée à l’appréciation des Etats membres « compte tenu, notamment, de la diversité des facteurs culturels, ethniques et religieux dans les différents États membres ».

En définitive, le droit au repos dominical poursuit, selon les juges, des objectifs de protection des travailleurs et de préservation des liens familiaux et sociaux. 

Le principe du repos hebdomadaire, fixé le dimanche, apparaît ainsi comme l’une des garanties d’un droit au repos des salariés, que le législateur a entendu concilier avec la liberté d’entreprendre et la garantie de la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs.

Il n’obéirait pas, à ce titre, à des considérations religieuses et peut valablement venir limiter la liberté d’entreprendre.

[1] Articles L. 3132-1 et suivants du code du travail

[2] Voir sur ce dernier point les Actu-tendance n°681, 703 et 724 ou le guide à destination des entreprises intitulé « Aménagement de l’organisation du travail pendant les Jeux Olympiques et Paralympiques »

[3] DARES, 4 octobre 2023, Le travail le dimanche

[4] Pour rappel, le renvoi préjudiciel devant la CJUE est une procédure permettant à une juridiction d’un Etat membre de l’UE d’interroger la CJUE sur l’interprétation des traités européens ou sur l’interprétation ou la validité d’un acte de droit dérivé de l’UE avant que la juridiction en question ne statue sur le litige dans lequel le texte européen est invoqué.

[5] CA Paris, Pôle 6 chambre 2, 27 octobre 2022, n°21/03007

[6] Cass. soc., 12 fevr. 2020, n°19-40.035

[7] Notons que dans la présente affaire, le commerçant n’avait de toute façon pas sollicité de dérogation au repos dominical avant de la mettre en œuvre et se trouvait donc peu fondé à invoquer une atteinte à la liberté d’entreprendre

[8] CE, 30 nov. 1906, 5e esp., Sieur Jacquin, concl. J. Romieu, Rec. CE 1906, p. 862

[9] Cass. soc., 12 janv. 2011, n° 10-40.055

[10] TGI Paris, réf., 11 janv. 2012, n° 11/59955

[11] Article 5 de la précédente directive 93/104/CE avant la directive modificative 2000/34/CE

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