Préjudice nécessaire ou nécessairement prouvé, analyse d’une distinction peu lisible Préjudice nécessaire ou nécessairement prouvé, analyse d’une distinction peu lisible

Par trois arrêts du 4 septembre 2024, la Cour de cassation a enrichi sa jurisprudence liée à la théorie du préjudice nécessaire, théorie que l’on pensait abandonnée, mais qui connaît des résurgences récentes (I). Ces arrêts, sans nous renseigner de manière définitive quant au critère de distinction entre les notions de préjudice nécessaire et de préjudice devant être prouvé, nous permettent néanmoins d’étudier quelques pistes de réflexion (II).

I. Abandon et résurgence du préjudice nécessaire

Depuis 2016, les praticiens adoptent tous le même réflexe pour faire échec à la demande d’un salarié sollicitant la réparation d’un préjudice résultant d’un manquement de son l’employeur  : invoquer l’absence de preuve du préjudice invoqué par le demandeur.

Ce réflexe est la conséquence d’arrêts désormais bien intégrés en pratique qui rappellent que « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ; » si bien que le salarié ne rapportant pas la preuve du préjudice qu’il invoque doit être débouté de sa demande indemnitaire (notamment Cass. Soc., 13 avril 2016, 14-28.293, Publié au bulletin)

C’était, pensait-on, l’abandon par la Chambre sociale de la théorie dite du « préjudice nécessaire ».

Toutefois, cette théorie a rapidement refait surface, notamment en 2018, lorsque la Cour de cassation a jugé que l’absence de diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel constitue « une faute qui cause un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts  ». Ainsi, selon la haute Cour, le préjudice existait même en l’absence de preuve de son existence (Cass. Soc. 17 octobre 2018, 17-14.392, Publié au bulletin).

Parallèlement, la Cour de cassation a continué d’affirmer que d’autres manquements n’entrainaient réparation qu’à condition, pour le salarié, de prouver l’existence de son préjudice (voir notamment , Cass soc  25 septembre 2019, 17-22.22 s’agissant d’un salarié sollicitant réparation d’un préjudice résultant  du défaut par son employeur d’établissement du document unique de prévention des risques ).

Depuis lors, les cas dans lesquels un manquement entraine tantôt un droit à réparation automatique au bénéfice du salarié tantôt une indemnisation sous réserve que soit rapportée la preuve d’un préjudice se sont multipliés, de sorte qu’il est particulièrement difficile d’anticiper de quelle manière sera apprécié par le juge tel ou tel autre manquement de l’employeur.

II. Les trois arrêts du 4 septembre 2024 : la difficile identification d’un critère de distinction entre le préjudice nécessaire et le préjudice devant être prouvés.

C’est dans ce contexte jurisprudentiel incertain qu’ont été rendues le 4 septembre 2024 (Cass. soc., 4 sept. 2024, nos 22-16.129, 23-15.944, 22-20.917) trois décisions entretenant la confusion s’agissant des critères permettant de déterminer les manquements qui causent nécessairement un préjudice et ceux n’entrainant réparation qu’à condition de prouver l’existence d’un préjudice :

  • Premier arrêt n°22-16.129–  la Cour juge que le fait pour une salariée d’avoir travaillé au service de son employeur durant son congé maternité lui cause automatiquement un préjudice,
  • Deuxième arrêt n°23-15.944, les juges du droit énoncent que le seul fait qu’un salarié ait dû travailler pendant son arrêt de travail pour maladie ouvre droit à réparation,
  • Troisième arrêt nº 22-20.917, précise que le seul fait pour un employeur de ne pas avoir remis au salarié une attestation d’exposition aux produits cancérogènes, ne pouvait conduire à réparation qu’à condition, pour le salarié, de prouver l’existence d’un préjudice.

Compte tenu du caractère contradictoire  de ces trois décisions, il convient de s’interroger sur les critères mobilisés par la Cour pour déterminer si un préjudice nait du seul fait du manquement de l’employeur, ou, au contraire, s’il doit être prouvé par le salarié demandeur.

3 critères semblent devoir se dégager :

  • Le premier est relatif à l’importance de l’obligation violée par l’employeur, ce qui justifierait par exemple que l’absence de mise en place d’instances représentatives du personnel ou bien la violation du droit au repos d’une salariée en congé maternité soient réparées indépendamment de la démonstration d’un préjudice quelconque ;
  • Le deuxième tient au caractère inévitable du préjudice résultant du manquement de l’employeur. Cela est particulièrement le cas dans les décisions du 4 septembre 2024 qui concernent la prestation de travail effectuée des salariés pendant leur arrêt maladie ou durant un congé maternité. En effet, dans ces deux cas, la prestation de travail effectuée par les salariés entraine, de fait, la privation d’un temps de repos, de sorte que le préjudice est constitué du seul fait de cette privation. Inversement, le défaut de délivrance de l’attestation  d’exposition aux produits cancérogènes CMR (3ème affaire), ne cause aucun dommage immédiat, si bien qu’il appartient au salarié de démontrer l’impact préjudiciable qu’a sur lui e ce défaut de remise dudit document.
  • Le troisième concerne la source de l’obligation, les arrêts concluant à l’existence d’un préjudice automatique étant principalement fondés sur des dispositions issues du droit de l’Union relatives à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, ce qui traduirait la volonté pour la Chambre sociale de promouvoir l’effectivité en droit intdes dispositions en question.

A notre sens, même s’il est pour le moment trop hasardeux d’identifier avec certitude un ces critères comme étant décisif, celui relatif au caractère évitable ou non du préjudice semble être le plus satisfaisant dans la mesure où il permet d’identifier de manière objective les manquements qui, de fait, causent un préjudice au salarié. A l’inverse, les manquements qui ne créent qu’un préjudice éventuel n’entraineraient réparation qu’à condition que le salarié prouve l’existence du dommage subi.

Cette position est d’ailleurs conforme à la position de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui, concernant le manquement d’un employeur en matière de suivi médical du travailleur de nuit, expose que « l’absence de visite médicale devant précéder l’affectation à un travail de nuit et de suivi médical régulier consécutif à cette affectation(…) n’engendre pas inévitablement une atteinte à la santé du travailleur concerné ni, dès lors, un dommage réparable dans le chef de celui-ci. La survenance éventuelle d’un tel dommage est, en effet, notamment fonction de la situation de santé propre à chaque travailleur et de l’évolution concrète que connaît celle-ci. » (CJUE, 20 juin 2024, n° C/367/23)

Cette théorie renouvelée du préjudice nécessaire ou, plus exactement, du préjudice inévitable semble d’ailleurs expliquer une large part des positions de la Cour de cassation.

Selon ce critère, le salarié pourrait ainsi obtenir réparation pour chaque manquement se son employeur entrainant un préjudice immédiat (perte de repos, atteinte à la santé ou à la sécurité, discrimination ou violation d’une liberté fondamentale…).

Le conditionnel est néanmoins de mise. Les positions incertaines de la Chambre sociale nécessiteraient que cette dernière précise de manière explicite ce qui, selon son appréciation, fonde la distinction entre un préjudice résultant du seul manquement de l’employeur et un préjudice devant être prouvé.

Nul doute que les prochains mois et prochaines années devraient donner l’occasion à la Cour régulatrice de préciser son mode d’analyse.

+ posts