Evolution de la jurisprudence de la Cour de cassation : l’abandon de la loyauté dans l’administration de la preuve ?

Le 22 décembre 2023[1], la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence majeur en jugeant qu’une preuve obtenue de manière déloyale était susceptible d’être admise dans le cadre du procès prud’homal.

Dans cet arrêt, un salarié embauché en qualité de « Responsable commercial Grands Comptes » avait été licencié notamment pour avoir refusé de communiquer à son employeur le suivi de son activité commerciale.

Dans le cadre du litige prud’homal ayant fait suite au licenciement, l’employeur a produit des « retranscriptions d’un entretien » informel qui a eu lieu entre l’employeur et le salarié pour tenter de démontrer l’existence de la faute reprochée.

Les pièces correspondantes sont écartées des débats par la Cour d’appel au nom du principe de loyauté de la preuve en matière prud’homale.

La Cour de cassation casse la décision en érigeant un nouveau principe : la preuve obtenue de façon déloyale peut désormais être admise.

Il revient néanmoins au juge du fond, d’apprécier souverainement si une preuve obtenue ou produite de manière déloyale, porte atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence.

Cette décision est l’occasion pour Sophie Rey, avocat associé, et Baptiste Astier, avocat collaborateur au sein du cabinet Actance, d’envisager les impacts d’une telle décision sur les relations avec les institutions représentatives du personnel et les organisations syndicales. 

Le « feu » principe de la loyauté de la preuve en droit du travail

Tout d’abord, il convient de rappeler la différence entre la preuve dite « illicite » et la preuve dite « déloyale ». En effet, une preuve est considérée comme illicite si elle est obtenue en violation de la loi (Exemple : en violation de la règlementation relative à la protection des données).

Une preuve déloyale est une preuve nécessairement obtenue à l’insu de la partie à laquelle on l’oppose.

Cette dernière résulte en principe de manœuvres, stratagèmes, d’enregistrements clandestins etc…

Jusqu’à la décision de l’Assemblée plénière du 22 décembre 2023, les juges écartaient quasi-systématiquement des débats les preuves dites déloyales (notamment, Cour de cassation, chambre sociale, 18 mars 2008, n° 06-40.852).

A l’inverse, selon la Cour de cassation, la preuve illicite n’était pas, de facto, irrecevable dès lors que « cette production était indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte était proportionnée au but poursuivi » (notamment, Cour de cassation, chambre sociale, 8 mars 2023, n° 21-17.802).

Ainsi, si l’on peut par principe craindre l’admission de moyens de preuves déloyaux, force est de constater que cette décision a le mérite d’aligner le régime des preuves déloyales à celui des preuves illicites, la frontière étant souvent ténue entre une preuve déloyale et une preuve illicite.

Sans loyauté, une suspicion constante entre les parties.

Aux termes de sa décision du 22 décembre 2023, l’assemblé plénière a rappelé que l’exigence de loyauté dans l’administration de la preuve reposait sur la considération que la justice doit être rendue loyalement au vu de preuves recueillies et produites d’une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et sa crédibilité.

L’employeur se trouverait désormais doté d’une habilitation à la déloyauté[2], mais qu’en est-il des institutions représentatives du personnel et des organisations syndicales ?

Cette décision à peine rendue, nous avons observé une recrudescence des enregistrements (vocaux et vidéos), bien sûr déloyaux, obtenus à l’insu des personnes enregistrées (souvent des cadres où des personnes susceptibles de représenter la direction) versés dans le cadre de litige opposant les employeurs aux institutions représentatives du personnel et aux organisations syndicales.

Ainsi, il convient de s’interroger sur le risque de voir des salariés et des employeurs s’enregistrer constamment et mutuellement dans une perspective contentieuse ?

SI l’on peut espérer que dans le cadre des relations individuelles, en amont du procès prud’homal et en dehors de tout conflit, employeurs comme salariés auront à cœur de continuer à travailler ensemble sans suspicion, ce même optimisme semble moins évident dans le cadre des relations avec les institutions représentatives du personnel et les organisations syndicales lorsqu’elles s’inscrivent dans un contexte social conflictuel.

En effet, en érigeant le contrôle de proportionnalité comme le principe, les parties, tant les institutions représentatives ou les organisations syndicales que les employeurs, auront tout intérêt à multiplier les enregistrements vocaux voire vidéos, afin de se constituer des moyens de preuve (il est, en effet, peu probable que la Cour de cassation opère une distinction selon le type d’enregistrement[3]).

En conséquence, cette décision entraine un véritable risque de cristallisation et d’aggravation des tensions existantes, avec une augmentation substantielle de la suspicion dans les rapports entre les institutions représentatives ou les organisations syndicales et les employeurs.

Comment en effet négocier sereinement si la moindre proposition, la moindre concession ou le moindre compromis évoqué par l’une ou l’autre des parties pourrait être invoqué devant le juge, a posteriori ?

Ainsi, en abandonnant le rejet, par principe, de la preuve déloyale, une multiplication de l’usage de stratagèmes déloyaux dans le cadre des instances judiciaires est à craindre, les conditions imposées par la Cour de cassation pour que la preuve soit recevable ne constituant pas un garde-fou suffisant.

En effet, la Cour de Cassation remet aux juges du fond l’appréciation de déterminer : « si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques ».

Or, un premier écueil résulte de cette solution, celui de l’étude désormais systématique par le juge, de la pièce obtenue déloyalement. Ainsi, le contenu de cette dernière sera nécessairement porté à la connaissance du juge pour que ce dernier puisse étudier son admissibilité.

Un deuxième écueil pourrait être celui de la production de preuves déloyales pour soutenir la moindre demande, la plus farfelue possible.

Enfin, un troisième écueil est celui de la dégradation des relations sociales avec l’utilisation de moyens de preuves déloyaux comme moyen de pression utilisé par chacune des parties à l’encontre de l’autre.

Ainsi, il est permis de se demander si, par ce revirement, la Cour de Cassation n’a pas ouvert une boite de pandore.

L’étymologie de la loyauté renvoie au latin legalis signifiant à la fois loyal et légal, ce qui est conforme à une loi, au sens moral ou au sens juridique.

En autorisant la preuve déloyale, l’Assemblée plénière ne porte-t-elle pas ainsi atteinte au principe de légalité ?

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Le cabinet ACTANCE demeure naturellement à votre disposition afin de vous accompagner dans la gestion et le suivi de vos contentieux collectifs.

[1] Cass., 22 déc. 2023, n° 20-20.648, Publié au bulletin.

[2] Recueil Dalloz 2024 p.296 – Déloyauté probatoire et pouvoir de l’employeur : une liaison dangereuse, Thomas Pasquier

[3] Sauf à ce que la jurisprudence vienne à retenir qu’un enregistrement vocal est strictement proportionné, là où, un enregistrement vidéo ne l’est pas.

Sophie Rey
Avocate associée | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Sophie REY est avocat depuis 2007 et exerce au sein du cabinet Actance depuis 2008.
Elle est titulaire d’un master II en droit social et management de l’entreprise de L’Université de Toulouse I et du Certificat de spécialisation en droit du travail.
Elle exerce une activité principalement judiciaire et accompagne nos clients dans la gestion des contentieux individuels et collectifs.
Elle plaide régulièrement devant les Conseils des Prud’hommes, et Cours d’Appel (problématiques de licenciement, de discrimination, d’égalité de traitement…) mais également devant les Tribunaux Judiciaires (contentieux collectifs, contestation d’expertise, contentieux d’élections professionnelles, contestation du caractère professionnel de la maladie, contentieux de la faute inexcusable…).