Critères d’ordre de licenciement : de nouvelles précisions jurisprudentielles sur le critère relatif aux « qualités professionnelles » des salariés

Par une décision du 12 avril 2024[1], le Conseil d’état est venu compléter sa jurisprudence relative au contrôle devant être effectué par l’Administration, et partant le juge administratif, lorsqu’elle doit statuer sur la validité des critères d’ordre tels que définis dans un document unilatéral portant PSE.
Cette affaire est l’occasion pour Chloé Bouchez, avocat associé, et Cristina Gomes Oliveira, avocat collaborateur au sein du cabinet Actance, de revenir sur la nature de ce contrôle et les enjeux y afférents notamment en ce qui concerne l’appréciation des critères d’ordre de licenciement ou encore la régularité de la procédure d’information et consultation du CSE.

[1] Conseil d’Etat, 4ème – 1ère chambres réunies, 12/04/2024, 459650

Rappel des faits et de la procédure

Le Comité Social et Economique (CSE) de la société Gazel Energie Génération (GEG), plusieurs syndicats et salariés ont sollicité du Tribunal administratif de Cergy-Pontoise l’annulation de la décision d’homologation du document unilatéral portant plan de sauvegarde de l’emploi et prévoyant la suppression de 219 postes de travail.

Contestant la validité du contrôle opéré par l’Administration aux motifs notamment que la DRIEETS ne pouvait admettre que le critère d’ordre des « qualités professionnelles » des salariés soit apprécié en fonction de leur mobilité (géographique ou fonctionnelle), les requérants se sont portés devant le juge administratif afin de solliciter l’annulation de cette décision d’homologation. 

Le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise[1] puis la Cour Administrative d’Appel de Versailles[2] ont rejeté leurs demandes. Les requérants ont alors formé un pourvoi devant le Conseil d’Etat contre l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel.

Si cette décision du Conseil d’Etat est intéressante à plusieurs égards, son principal apport concerne la définition du critère d’ordre des « qualités professionnelles » des salariés.

Il ressort en effet de cette décision que la mobilité géographique et/ou fonctionnelle passée des salariés peut également servir de base à l’appréciation de leurs qualités professionnelles en tant que critère d’ordre.

Rappel des règles légales applicables à l’intervention de l’Administration en cas de demande d’homologation d’un document unilatéral portant PSE 

Pour mémoire, lors d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), les modalités de mise en œuvre du licenciement (telles que la pondération et le périmètre d’application des critères d’ordre de licenciement) et le contenu du plan lui-même sont définies soit par accord collectif, soit par document unilatéral[3].

Suivant les cas, l’Administration sera ainsi amenée à se prononcer, soit sur la validité de cet accord collectif, soit sur l’homologation de ce document unilatéral avant la mise en œuvre du projet[4].

Or, il ressort du code du travail et de la jurisprudence que le rôle de l’Administration n’est pas identique dans ces deux situations.

En effet, en cas de demande d’homologation d’un document unilatéral, l’Administration aura à effectuer un contrôle plus approfondi de la conformité des critères d’ordre définis par l’employeur ou encore de la conformité des mesures du PSE eu égard aux exigences légales et aux principes développés par la jurisprudence au fil des années.  

La définition des critères d’ordre de licenciement : un enjeu majeur pour les salariés et l’employeur

La définition et la pondération des critères d’ordre constitue une étape majeure dans tout projet de licenciement puisque leur mise en œuvre permet la désignation des salariés à licencier.

Le code du travail exige la prise en compte de quatre critères[5], à savoir :

  • Les charges de famille, en particulier celles des parents isolés ;
  • L’ancienneté de service dans l’établissement ou l’entreprise ;
  • La situation des salariés qui présentent des caractéristiques sociales rendant leur réinsertion professionnelle particulièrement difficile, notamment celle des personnes handicapées et des salariés âgés ;
  • Les qualités professionnelles appréciées par catégorie.

En présence d’un document unilatéral, l’Administration (et partant le juge administratif en cas de contentieux), va vérifier que :

  • Le document unilatéral vise les quatre critères d’ordre légaux et que leur pondération n’est pas fixée de manière à neutraliser l’un de ces critères en affectant la même valeur pour tous les salariés ;
  • Les éléments pris en compte au titre de chaque critère d’ordre « ne sont ni discriminatoires, ni dépourvus de rapport avec l’objet même de ces critères»[6].

L’enjeu est donc considérable puisqu’il s’agit pour l’employeur d’éviter que la validité de son document unilatéral ne soit remise en cause.

Or, si les trois premiers critères d’ordre sont faciles à appréhender, celui des « qualités professionnelles » est généralement plus difficile à définir.

En effet, il est évident que la notion de « qualités professionnelles » peut dépendre non seulement de chaque entreprise ou site mais également du poste occupé.

Concrètement, l’employeur doit  trouver un moyen d’objectiver les « qualités professionnelles » de ces salariés, ce qui n’est pas toujours aisé en absence d’un réel dispositif d’évaluation exploitable au sein de l’entreprise.  

Il n’est donc pas rare que la validité des éléments retenus par l’employeur pour apprécier les « qualités professionnelles »  de ses collaborateurs soit contestée.  

Au fil de sa jurisprudence, le juge administratif est donc venu donner quelques pistes de réflexion s’agissant des conditions de validité du critère d’ordre des « qualités professionnelles ».

Il a par exemple précisé qu’à défaut de dispositifs d’évaluation des salariés ou lorsque ceux-ci ne sont pas exploitables, l’employeur peut retenir d’autres indicateurs pour apprécier leurs qualités professionnelles à conditions qu’ils soient pertinents. A cette occasion, il a validé la possibilité pour l’employeur de se baser sur le montant de primes d’assiduité (corrigé des variations liés aux motifs légaux d’absence) pour apprécier les qualités professionnelles des salariés[7].

Plus récemment encore, le juge administratif a tenté d’établir une grille d’analyse du critère d’ordre des « qualités professionnelles » en précisant ce qui suit  : « il appartient en particulier à l’administration de vérifier que les éléments d’appréciation de ce critère, retenus par l’employeur, ne sont pas insusceptibles de permettre de prendre en compte les qualités professionnelles des salariés de la ou des catégories professionnelles afférente et n’ont pas été définis dans le but de permettre le licenciement de certains salariés pour un motif inhérent à leur personne ou à leur affectation sur un emploi ou dans un service dont la suppression est recherchée. »[8].

Sur cette base et à titre d’exemple, le juge administratif a considéré que la prise en compte de la détention d’un « permis CACES » pour l’appréciation des qualités professionnelles de toutes les catégories professionnelles était sans rapport avec les fonctions afférentes à nombre de catégories professionnelles[9].

La détermination des indicateurs permettant d’apprécier les « qualités professionnelles » des collaborateurs reste donc un exercice délicat pour l’employeur qui doit s’assurer de la conformité de son document unilatéral sur ce point à l’ensemble des exigences légales et jurisprudentielles.

La présente affaire permet sur ce point d’identifier plus concrètement le raisonnement suivi par le juge administratif lorsqu’il est saisi d’un tel contentieux.

Principal apport de l’affaire : la mobilité passée des salariés peut, sous certaines limites, être prise en compte pour apprécier leurs « qualités professionnelles »

En l’espèce, le document unilatéral portant PSE prévoyait que pour les catégories professionnelles composées exclusivement de cadres, les « qualités professionnelles » des collaborateurs seraient appréciées sur la base des évaluations professionnelles des années 2017 à 2019.

En revanche, il était prévu que pour les autres catégories professionnelles, l’attribution de :

  • Deux points pour les salariés ayant réalisé au moins une mobilité géographique au cours de leurs parcours professionnel dans l’entreprise ;
  • Un point pour les salariés ayant réalisé au moins une mobilité fonctionnelle au cours de leur parcours professionnel dans l’entreprise ;
  • Un demi-point pour les salariés n’ayant réalisé aucune de ces mobilités.

Les requérants estimaient que cette manière d’apprécier les qualités professionnelles des salariés n’était pas valable et soutenaient notamment que : 

  • Le document unilatéral ne pouvait ainsi retenir ce seul élément d’appréciation des « qualités professionnelles » de ces salariés ;

Cet argument a été à juste titre écarté par le Conseil d’Etat dès lors qu’aucun principe ou règle n’impose que le critère des « qualités professionnelles » soit fonction d’au moins deux indicateurs distincts.   

  • Retenir ce critère de la mobilité géographique et/ou fonctionnelle des salariés constituait une discrimination indirecte dès lors que cela viendrait à « sanctionner » des salariés qui, en raison de leur situation familiale ou encore de leur activité syndicale, auraient été moins en mesure de réaliser une mobilité géographique ou fonctionnelle.

Le Conseil d’Etat a, là encore, rejeté l’argumentation des requérants en insistant cependant sur le fait ces derniers n’apportaient « aucun élément de fait, et, en particulier, aucun élément propre aux salariés de l’entreprise dont le licenciement était envisagé qui permettrait de retenir que certains de ces salariés seraient ou auraient été dans une situation faisant obstacle à la réalisation d’une mobilité ».

  • Ce critère de la mobilité géographique et/ou fonctionnelle serait « sans rapport avec l’objet» du critère d’ordre des « qualités professionnelles ».

En effet, force est de constater que la mobilité peut dépendre de circonstances indépendantes de la volonté des salariés (existence d’un poste vacant, etc.) et de leurs qualités professionnelles.  

Sur ce point, et suivant l’avis du rapporteur public, le Conseil d’Etat a jugé que la prise en compte de ce critère de la mobilité « n’est, par elle-même, pas insusceptible de rendre compte de qualités professionnelles » des salariés, en ce que les éléments du dossier attestent du fait que ce critère permettait de tenir compte de « la faculté d’adaptation aux évolutions de l’entreprise ».

Le Conseil d’Etat a cependant souligné le fait qu’en l’espèce les requérants n’apportaient aucun élément précis qui aurait permis de relever, à l’inverse, que ce critère était sans aucun rapport avec les qualités professionnelles des salariés en question.

Aussi, si par cette décision le Conseil d’Etat est venu compléter sa jurisprudence s’agissant des éléments permettant d’apprécier le critère des « qualités professionnelles » des salariés, en admettant la prise en compte de la mobilité géographique et fonctionnelle passée des salariés au sein de l’entreprise, la prudence reste de mise.

En effet, il ressort clairement de la présente affaire que la décision du Conseil d’Etat aurait pu être différente si les requérants avaient été en mesure d’apporter des éléments concrets au soutien de leur demande[10].

Par conséquent, il est essentiel de se prémunir contre un risque de remise en cause de la validité d’un document unilatéral portant PSE en s’assurant du fait que l’indicateur choisi pour apprécier les « qualités professionnelles » ne conduit pas dans les faits à une discrimination indirecte et/ou qu’il permet en pratique d’apprécier les qualités professionnelles des salariés concernés.

Autre point d’attention de l’arrêt : une nouvelle précision quant à l’étendue du contrôle administratif de la régularité de la procédure d’information et consultation du CSE

Au-delà des précisions apportées sur le critère des « qualités professionnelles », force est de constater que, pour la première fois, le Conseil d’Etat est venu préciser que le contrôle administratif de la régularité de la procédure d’information et consultation du CSE suppose également pour l’Administration de vérifier le respect par l’employeur des dispositions de l’article L.1233-33 du code du travail.

Cela signifie donc que l’employeur doit s’assurer d’avoir répondu de manière motivée aux éventuelles suggestions aux mesures sociales envisagées ou encore aux propositions alternatives au projet de restructuration envisagé émises par le CSE.

En l’espèce, il a été jugé que l’employeur démontrait avoir rempli cette obligation en répondant aux suggestions et propositions émises à deux reprises (en réunion puis lors de la présentation ultérieure d’un document intitulé « analyse des projets industriels en alternatifs » en séance).

En revanche, et contrairement à ce que soutenaient les requérants, le Conseil d’Etat est venu à cette même occasion préciser qu’il ne revient en revanche ni à l’Administration ni au juge administratif de « porter une appréciation sur la pertinence de la réponse donnée par l’employeur à ces suggestions et propositions au regard de la situation de l’entreprise ».

***

Nous demeurons naturellement à votre disposition afin de vous accompagner sur le sujet et répondre à vos interrogations.

[1] Tribunal Administratif de Cergy-Pontoise, 27 juillet 2021, n°2106055

[2] Cour administrative d’appel de Versailles, 20 octobre 2021, n°21VE02342

[3] Il est également possible de négocier un accord collectif portant PSE partiel

[4] Article L.1233-57-1 du Code du travail

[5] Article L.1233-5 du Code du travail

[6] Conseil d’Etat, 31 octobre 2023, n°456091 et 456332

[7] Conseil d’Etat, 22 mai 2019, n°413342

[8] Conseil d’Etat, 31 octobre 2023, n°456091 et 456332

[9] Conseil d’Etat, 31 octobre 2023, n°456091

[10] Sur ce point, il est particulièrement intéressant de noter que le rapporteur public n’a pas manqué de souligner que : « certes, nous ne sommes pas loin de penser que retenir un indicateur reposant sur les mobilités géographiques accomplies à l’exclusion de tout autre, est par construction constitutif d’une forme de discrimination indirecte (…) Mais encore faudrait-il que des salariés des catégories concernées soient ou aient été dans cette situation. Or rien ne nous est dit en la matière, les requérants se bornant là aussi à une contestation théorique non étayée par des considérations permettant d’apprécier in concreto l’existence d’une discrimination indirecte. » (cf. Conclusions du rapporteur public, page 6).

Chloé Bouchez
Avocate associée | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Chloé BOUCHEZ a exercé 1 an au sein du cabinet Barthélémy & Associés et a participé à la création du cabinet Actance. Elle est titulaire du Master II en Droit social de l’Université Panthéon-Assas et du Certificat de spécialisation en droit du travail. Elle accompagne les groupes et entreprises de dimension nationale et internationale sur toutes les problématiques liées aux relations collectives et individuelles du travail, et anime régulièrement des formations. Elle est amenée à travailler en Français et en Anglais. Elle dispose également d’une forte expérience dans la gestion des pré-contentieux et des contentieux à risque.

Cristina Gomes Oliveira
Avocate | + posts