Transfert d’entreprise : l’entité économique autonome peut être constituée d’une activité exploitée par deux sociétés distinctes appartenant à un même groupe

La Cour de cassation admet expressément, pour la première fois, qu’une entité économique autonome peut résulter d’une activité exercée conjointement par deux filiales d’un même groupe et qui est cédée à une société tierce.
Les salariés affectés à cette activité exploitée conjointement ne peuvent donc pas s’opposer à un transfert de plein droit de leur contrat de travail, par application de l’article L. 1224-1 du Code du travail (Cass soc, 28 juin 2023, n°22-14.834, FSB).
Lucie Vincens & Cécile Couturier reviennent sur cette décision pragmatique.

1 – En l’espèce, deux sociétés du Groupe Intel, Intel Mobile Communications France (IMC) et Intel Corporation (Intel Corp) se partageaient l’exploitation de l’activité de recherche et développement (R&D) de logiciels embarqués.

Cette activité a été transférée à une société tierce (« NewCo ») devenue par la suite la société Renault Software Labs. Les contrats de travail des 460 salariés affectés à cette activité ont alors été transférés de plein droit au sein de Renault Software Labs, sur le fondement de l’article L. 1224-1 du Code du travail.

Contestant ce transfert, les salariés ont soutenu devant les juridictions civiles que l’existence d’une entité juridique autonome ne peut être caractérisée qu’au sein d’une même société et non au sein de plusieurs sociétés d’un même groupe, quelle que soit l’interdépendance de ces sociétés et la réalisation de projets communs.

2 – La Cour de cassation a donc été invitée à répondre à la question suivante : une entité juridique autonome peut-elle être caractérisée entre deux sociétés juridiquement distinctes appartenant à un même groupe ?

Oui, selon la Haute juridiction judiciaire.

Faisant suite à la décision des juges du fond, la Cour de cassation rappelle que « l’entité économique autonome dont le transfert entraine de plein-droit avec le cessionnaire des contrats de travail des salariés qui y sont affectés s’entend d’un ensemble organisé de personnes et d’éléments corporels ou incorporels permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre. »

Toujours selon la Cour de cassation, « il s’en déduit que l’existence d’une entité économique autonome est indépendante des règles d’organisation, de fonctionnement et de gestion du service exerçant une activité économique, en sorte qu’une activité économique autonome peut résulter de deux parties d’entreprises distinctes d’un même groupe ».

En outre, les juges rappellent que l’activité de R&D était distincte des autres activités exercées par le groupe et « les fonctions supports – services finances, services généraux, administration générale de sites – nécessaires à l’exercice de cette activité avaient été transférées, ainsi que les moyens corporels et incorporels spécifiquement affectés à l’activité de R&D des logiciels embarqués comme les équipements et les licences informatiques, le matériels de laboratoire, les baux et contrats de maintenance, sous-traitance ainsi que les contrats conclus avec les fournisseurs. ».

L’activité de R&D des logiciels embarqués a également conservé son identité et a été poursuivie dans des conditions analogues, peu important la modification ultérieure de l’organisation des équipes au sein de Renault Software Labs.

Dès lors, les juridictions civiles ont validé le transfert d’une entité économique autonome dont l’activité de R&D était poursuivie par le cessionnaire et par voie de conséquence, approuvent le maintien de plein droit des contrats de travail des salariés relevant de cette activité avec le nouvel employeur.

3 – Si la Cour de cassation n’avait jusque-là pas été aussi claire, cette décision n’est pas surprenante puisque la Cour avait posé depuis de nombreuses années la règle selon laquelle « l’existence d’une entité économique autonome est indépendante des règles d’organisation, de fonctionnement et de gestion du service exerçant une activité économique».

En 2009, la chambre sociale avait ainsi approuvé une cour d’appel ayant appliqué l’article L. 1224-1 dans une situation où l’entité autonome transférée était constituée d’une part, par les salariés d’une association, et d’autre part, par le matériel appartenant à une autre personne morale (Cass soc, 27 mai 2009, n°08-40.393).

La Cour de cassation avait également retenu l’application de l’article L. 1224-1 dans le cadre d’un transfert de services communs à plusieurs sociétés formant une unité économique et sociale (Cass soc, 26 mai 2004, n°02-17.642). Une telle solution est d’autant plus cohérente que la vocation même d’une UES est de reconstituer, pour les problématiques de droit social, une seule entreprise à partir de plusieurs entités juridiquement distinctes.

4 – Néanmoins, la Cour de cassation n’avait jamais tiré toutes les conséquences de cette règle dégagée depuis plusieurs années.

Il est intéressant de noter qu’une procédure administrative avait été engagée parallèlement à la procédure judiciaire, s’agissant du transfert des contrats de travail de salariés protégés des sociétés IMC et Intel Corp et que le Conseil d’Etat a tranché dans le même sens que la Cour de cassation puisqu’il a jugé qu’ « une entité économique autonome [est] un ensemble organisé de personnes et d’éléments corporel s et incorporels permettant l’exercice d’une activité qui poursuit un objectif propre, conservant son identité, et dont l’activité est poursuive par un nouvel employeur, peu important à cet égard que l’ensemble soit issu de plusieurs parties d’entreprises distinctes d’un même groupe » (CE, 28 octobre 2022, n°454355).

Juge judiciaire et juge administratif partagent donc désormais une position commune.

5 – Reste enfin à savoir si l’article L. 1224-1 pourrait trouver à s’appliquer à une situation dans laquelle une activité exploitée par plusieurs sociétés distinctes au sein d’un même groupe était transférée, non pas dans une seule entité, mais dans plusieurs entités juridiquement distinctes. Dans ce cas, il faudrait à notre sens vérifier que, malgré ce transfert dans différentes entités, l’entité économique autonome conserve bien son identité.

Lucie Vincens
Avocate associée | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Lucie est titulaire d’un master II et du Diplôme de Juriste Conseil d’Entreprise (DJCE).
Elle travaille quotidiennement en Anglais et en Français.
Elle a pratiqué 2 années au sein du cabinet Barthélémy & Associés et a participé en juin 2005 à la création du cabinet Actance.
Lucie accompagne notamment des groupes de dimension nationale et internationale à l’occasion de phases d’acquisition, de cession et de réorganisation. Elle les assiste également sur toutes les questions relevant des relations collectives et individuelles de travail.
Avocate, spécialiste en droit du travail, elle intervient dans le cadre de l’enseignement en droit social au sein du Master II DPRT de l’Université de Montpellier.