Temps de travail effectif ou temps de trajet : précision de la jurisprudence quant aux salariés itinérants ou en déplacement professionnel

Après avoir refusé pendant de nombreuses années de se conformer au droit européen, la Cour de cassation a entrepris récemment un revirement de jurisprudence en excluant les salariés itinérants du régime dérogatoire de l’article L. 3121-4 du Code du travail relatif aux temps de trajet domicile – lieu de travail.
Sébastien Leroy & Jean-Baptiste Gigon reviennent sur cette évolution jurisprudentielle portant sur ce temps particulier.

Rappel de la jurisprudence : le refus de se conformer à la jurisprudence européenne

Le temps de travail effectif est le « temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».  (Article L. 3121-1 du Code du travail)

En d’autres termes, c’est la disponibilité du salarié à l’égard de son employeur qui emporte la qualification de temps de travail effectif.

La jurisprudence utilise ce critère pour qualifier de temps de travail effectif des temps pendant lesquels le salarié reste soumis au pouvoir de direction de son employeur, et ne peut vaquer librement à ses occupations personnelles, même s’il ne délivre aucune prestation de travail effectif.

L’article L. 3121-4 du Code du travail, quant à lui, écarte la qualification de temps de travail effectif pour le temps de trajet entre le domicile et le lieu d’exécution du contrat de travail.

Lorsque ce temps de déplacement dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il ne devient pas pour autant du temps de travail effectif, mais doit faire l’objet de contrepartie en repos ou en argent. La part de ce temps correspondant aux horaires habituels de travail est, quant à elle, rémunérée comme du temps de travail effectif, toujours sans être assimilée à un tel temps.

Dans le cas particulier des salariés itinérants, il est difficile, voire impossible, d’identifier un lieu de travail habituel, de sorte qu’il n’est pas aisé de déterminer un temps normal de trajet entre le domicile de ces salariés, et leur premier et dernier client.

Ainsi, si les salariés itinérants ne sont pas expressément exclus du champ d’application de l’article L.3121-4 du Code du travail, les conditions d’exercice de leurs fonctions rendent ces règles inapplicables en l’espèce.

Dans un arrêt en date du 31 mai 2006 (confirmant l’arrêt Cass. Soc. 5 novembre 2003 n°01-43109), la Cour de cassation opérait une analyse in abstracto en considérant que les juges du fond, pour déterminer si le trajet entre le domicile d’un salarié et les différents lieux où il dispense ses formations constitue, ou non, du temps de travail effectif, étaient tenus de rechercher si le trajet entre le domicile du salarié, et les différents lieux où il dispensait ses formations, dérogeait au temps normal du trajet d’un travailleur se rendant de son domicile à son lieu habituel de travail. (Cass. Soc. 31 mai 2006, n°04-45.217).

Cet arrêt concernait cependant des faits antérieurs à la loi n°2005-32 du 18 janvier 2005 créant l’exclusion figurant désormais à l’article L.3121-4 du Code du travail.

La jurisprudence européenne, de son côté, considérait, s’agissant des « travailleurs dépourvus d’un lieu de travail fixe ou habituel », comme les salariés itinérants, que constitue un temps de travail effectif « le temps de déplacement que ces travailleurs consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par l’employeur ». (CJUE, 10 septembre 2015, Aff. C-266/14).

La CJUE optait alors pour la reconnaissance automatique du temps de travail effectif, sans que la notion de « temps normal de trajet »  énoncée par le droit Français dans l’article L. 3121-4 du Code du travail ne soit retenue.

A travers plusieurs arrêts, la Haute juridiction Française refusait l’application pure et simple de la directive européenne 2003/88/CE et considérait que cette question ne relevait pas de ladite directive, mais bien des dispositions de l’article L. 3121-4 du Code du travail. (Cass. Soc., 30 mai 2018, n°16-20.634).

 La Cour de cassation considérait en effet que les dispositions de la directive du 4 novembre 2003 sont en principe inapplicables à la rémunération, sauf en matière de congés payés, réfutant donc tout lien entre temps de travail et rémunération.

La mise en conformité avec la jurisprudence européenne

Face à la particulière insistance de la Cour de justice de l’union européenne, la Haute juridiction a fait évoluer sa jurisprudence pour revenir à une analyse in concreto.

Elle considère, par un arrêt du 23 novembre 2022 que :

« Lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu’elle est fixée par l’article L. 3121-1 du code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 3121-4 du même code. »

(Cass. Soc. 23 novembre 2022, n° 20-91.924)

Pour la première fois, la Cour de cassation excluait les salariés itinérants du champs d’application de l’article L. 3121-4, à conditions que :

  • le salarié soit effectivement assimilé à un salarié itinérant ;
  • le temps de déplacement réponde à la définition du temps de travail effectif.

Dans un arrêt récent en date du 1er mars 2023, la Haute juridiction a confirmé et précisé cette solution.

La Cour précise que pour dire que ne constitue pas un temps de travail effectif, le temps de déplacement accompli par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients, les juges doivent vérifier que « le salarié ne se tenait pas à la disposition de l’employeur, qu’il ne se conformait pas à ses directives et qu’il pouvait vaquer à des occupations personnelles ». (Cass. Soc. 1er mars 2023, n°21-12.068)

En pratique, il reviendra donc aux juges du fond de vérifier si, pendant le temps de trajet, le salarié itinérant s’est tenu à la disposition de son employeur, et s’est conformé à ses directives sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles.

A l’issue de cette vérification, de deux choses l’une :

  • Si les critères de l’article L. 3121-1 du Code du travail sont réunis, ce temps devra être pris en compte dans le temps de travail effectif, notamment au titre du décompte des heures supplémentaires réalisées ;
  • Si les critères de l’article L. 3121-1 du Code du travail ne sont pas réunis, le salarié itinérant dépassant le temps normal de trajet entre son domicile et son lieu de travail ne pourra que prétendre à la contrepartie en argent ou en repos prévue par l’article L. 3121-4 du Code du travail.

Sur les conséquences de cette jurisprudence

Cette nouvelle manière d’apprécier le temps de travail des salariés itinérants est elle transposable à d’autres salariés ?

Par un arrêt du 7 juin 2023, la Cour de cassation applique cette grille d’analyse à un salarié en déplacement professionnel.

Un salarié engagé en qualité d’ « enquêteur mystère » effectue un déplacement professionnel de plusieurs jours afin de visiter un site par jour. Il loge à l’hôtel entre ces visites.

Il demande la requalification en temps de travail effectif de ses trajets hôtel – premier ou dernier lieu de travail en vue de bénéficier du règlement d’heures supplémentaires.

Il obtient gain de cause en appel et ainsi, la condamnation de son employeur au paiement d’un rappel de salaire au titre des heures supplémentaires.

Les juges du fond considèrent que doivent être assimilés à un temps de travail effectif les trajets effectués par le salarié entre deux lieux de travail successifs différents, dans le cadre de déplacements prolongés sans retour au domicile, nécessités par l’organisation du travail selon des plannings d’intervention déterminés par l’employeur, qui plaçaient le salarié dans une situation où il restait à sa disposition.

Sur pourvoi formé par l’employeur, la Cour de cassation censure cette décision au motif que :

  • La Cour d’appel, ayant constaté que « le salarié ne visitait qu’une concession par jour« , aurait dû « vérifier si les temps de trajets effectués par le salarié pour se rendre à l’hôtel pour y dormir, et en repartir, constituaient, non pas des temps de trajet entre deux lieux de travail, mais de simples déplacements professionnels non assimilés à du temps de travail effectif« .
  • La Cour aurait dû étudier si « pendant ces temps de déplacement en semaine, et en particulier pendant ses temps de trajet pour se rendre à l’hôtel afin d’y dormir, et en repartir, le salarié était tenu de se conformer aux directives de l’employeur sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles« .

Parce qu’elle n’a pas opéré ces vérifications dictées par la jurisprudence précitée du 23 novembre 2022, la Cour d’appel a privé sa décision de base légale, ce qui emporte la cassation de la décision.

Cette évolution jurisprudentielle amène également à s’interroger sur la question de la preuve.

A titre d’exemple, dans l’arrêt du 23 novembre 2022 précité, le salarié itinérant avait recours à son téléphone portable professionnel et son kit main libre intégré dans le véhicule mis à la disposition par la Société afin de fixer ses rendez-vous et répondre à ses interlocuteurs.

Si l’article L. 3174-4 du Code du travail introduit un partage de la charge de la preuve en matière de durée du travail, il reviendra en premier lieu au salarié d’apporter des éléments de preuve de sa subordination effective à l’employeur lors de ces trajets.

L’intéressé produira vraisemblablement des de journaux d’appels téléphoniques, ou encore de réunions programmées sur les agendas électroniques alors qu’il est  au volant de son véhicule.

De son côté, l’employeur pourra toujours arguer qu’il ne communiquait aucune directive forçant le salarié à travailler alors qu’il était en itinérance, en faisant notamment appel à la notion d’heures supplémentaires, dont l’accomplissement est, en principe, subordonné à l’accord de l’employeur. Il pourrait aussi mettre en avant les mesures prises en matière de droit à la déconnexion ou encore sa politique en matière d’utilisation d’un véhicule de service ou de fonction.

Nul doute que de nombreuses décisions seront rendues sur ce sujet.

Cette évolution jurisprudentielle pourrait aussi renforcer l’intérêt de l’extension du forfait annuel en jours aux salariés itinérants ou devant réaliser des déplacements professionnels fréquents et durables compte tenu, notamment, de l’autonomie dont ils disposent dans l’organisation de leur emploi du temps.

Les avocats du Cabinet Actance sont à votre disposition pour appréhender les conséquences de cette évolution jurisprudentielle dans le contexte de votre entreprise.

Sébastien Leroy
Avocat associé | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Sébastien est titulaire d’un Master II Droit et Pratique des Relations de travail de l’Université Panthéon Assas. Il a collaboré au sein du Cabinet Barthélémy & Associés pendant 2 années avant de rejoindre le Cabinet Actance en janvier 2007. Sébastien exerce une activité de conseil au quotidien ou dans le cadre de projets de réorganisation auprès d’une clientèle composée de PME ou de groupes côtés ou non. Il assure la défense de ces mêmes clients devant les différentes juridictions compétentes en droit social, notamment, à l’occasion de contentieux impliquant les instances représentatives du personnel. Sébastien a développé des compétences spécifiques en matière de restructuration, aménagement du temps de travail et épargne salariale.

Jean-Baptiste Gigon
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