(Sur)utilisation des heures de délégation en dehors du temps de travail : intérêts et limites pour l’entreprise de l’action prud’homale en référé. (Sur)utilisation des heures de délégation en dehors du temps de travail : intérêts et limites pour l’entreprise de l’action prud’homale en référé.

Le 5 avril 2023, aux termes d’un arrêt qui sera prochainement publié, la chambre sociale de la Cour de cassation est venue rappeler les contours de l’action en référé à l’initiative de l’employeur visant à obtenir du salarié qu’il apporte des précisions sur l’utilisation des heures de délégation en dehors de son temps de travail.
Romain Michalcak et Pierre-Alexis Dumont, avocats au sein du cabinet Actance, reviennent sur la portée de cette décision.

Sur les faits et la procédure  

Une société déplorait qu’un de ses salariés, représentant élu du personnel et délégué syndical, utilise l’intégralité de son crédit d’heures de délégations (à savoir, 30 heures par mois) en dehors de son temps de travail, y voyant une forme d’abus ou du moins, une « optimisation » financière du dispositif du crédit d’heures contraire à sa finalité.

L’employeur saisissait alors la formation de référé du conseil de prud’hommes de Nanterre aux fins d’enjoindre le salarié de :

  • préciser ses dates et heures de délégation,
  • indiquer les activités exercées durant ces heures de délégation,
  • justifier des nécessités du mandat qui l’obligeraient à utiliser l’intégralité de ses heures de délégations en dehors de son temps de travail.

Après avoir été déboutée par le Conseil de prud’hommes de Nanterre, la société a obtenu gain de cause devant la cour d’appel de Versailles, laquelle considérait que la formation de référé était pleinement compétente pour statuer sur les demandes de la société.

Dans le cadre de la procédure, le salarié produisait un tableau déclinant mois par mois ses heures de délégation, énonçant à titre d’exemples les activités suivantes : « saisies informatiques diverses », « rencontre avec les adhérents », « préparation de tracts », « communication avec inspection du travail », « recherches sur les droits du CE », « rencontres avec les salariés », etc.

La cour d’appel a considéré qu’un tel descriptif était « insuffisamment précis pour permettre à l’employeur, auquel incombe la charge de cette preuve dans l’hypothèse d’une éventuelle action en contestation de l’utilisation des heures de délégation, de démontrer que ces heures n’entrent pas dans le cadre du mandat, étant au surplus observé qu’aucune indication n’est apportée par M. X sur les jours et heures auxquels les crédits d’heures ont été utilisés » (CA, Versailles, 6e ch., 18 février 2021, n°19/00672).

Le salarié a formé un pourvoi en cassation, faisant valoir qu’en statuant comme elle l’avait fait, la cour d’appel l’avait en réalité condamné à apporter la justification de ses heures de délégation et avait ainsi excédé ses pouvoirs.

Sur la décision de la Cour de cassation

La Cour de cassation a censuré cet arrêt de la cour d’appel, au motif que « si la charge de la preuve des nécessités du mandat l’obligeant à utiliser ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pèse sur le salarié, l’employeur ne peut saisir le juge des référés pour obtenir la justification par le salarié de ces nécessités ».

En revanche, la Cour de cassation a confirmé la décision attaquée en ce qu’elle a enjoint le salarié de préciser les dates et heures d’utilisation de son crédit d’heures de délégation, et indiquer les activités exercées :

« Ayant constaté que l’employeur avait payé les heures de délégation réclamées par le salarié, et ayant caractérisé l’imprécision du descriptif produit par le salarié des activités exercées pendant les heures de délégation litigieuses, la cour d’appel, sans inverser la charge de la preuve ni excéder ses pouvoirs, a pu en déduire que l’obligation du salarié de préciser, pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020, les dates et les heures auxquelles il a utilisé son crédit d’heures de délégation et les activités exercées pour les jours et les créneaux horaires durant lesquels il dit avoir utilisé son crédit d’heures de délégation n’était pas sérieusement contestable. »

Sur la portée de cette décision

En synthèse, les questions posées à la Cour de cassation portaient essentiellement sur la frontière ténue entre:

  • D’une part, l’injonction faite à un représentant du personnel d’apporter des précisions sur l’utilisation de ses heures de délégation ;
  • D’autre part, l’injonction faite à un représentant du personnel d’apporter des justifications sur l’utilisation de ces mêmes heures de délégation.

Il est rappelé qu’un salarié ne peut être payé pour les heures de délégation prises en dehors de son temps de travail habituel que si les nécessités du mandat le justifient (Cass. soc. 30 mai 2007 n° 04-45.774), ce qu’il lui appartient de prouver (Cass. soc. 14 octobre 2020 n° 18-24.04 ; Cass. soc., 16 décembre 2020 n° 19-19.685).

A défaut de prouver ces nécessités, l’employeur est fondé à solliciter le remboursement des heures de délégation litigieuses.

Ainsi, après paiement, l’employeur souhaitant contester l’utilisation du crédit d’heures doit, au préalable, demander au salarié de lui indiquer l’usage fait des heures de délégation (Cass. soc., 21 novembre 1990, n° 88-40.133 ; Cass. soc., 15 décembre 1193, n° 91-44.81).

L’employeur peut tout à fait saisir à cette fin le conseil de prud’hommes en référé (Cass. soc., 4 février 2004, n° 01-46.478). Le juge des référés est fondé à se prononcer, en vertu de l’article 145 du Code de procédure civile, sur la démarche de l’employeur qui entend demander au salarié bénéficiant d’un crédit d’heures des indications sur l’utilisation de ces heures (Cass. soc., 22 avril 1992, n° 89-41.253, Bull. civ. V, n° 298).

Aussi, l’employeur peut demander des précisions sur l’utilisation des heures de délégation contestées, et le salarié ne peut pas se borner à affirmer qu’il a utilisé ses heures de délégation dans le cadre de son mandat, sans apporter aucune précision sur les activités exercées par lui dans un tel cadre (Cass. soc., 16 mars 1994, n° 92-42.234, Bull. civ. V, n° 313).

En l’espèce, la Cour de cassation, si elle rappelle ici que l’employeur ne peut saisir la formation de référé pour obtenir du salarié la justification de l’utilisation de son crédit d’heures de délégation, (i) confirme toutefois que l’employeur peut solliciter devant cette même formation des précisions sur l’utilisation de crédit et (ii) semble laisser une latitude assez large aux juges du fond s’agissant de l’appréciation du caractère suffisamment précis des éléments apportés par le salarié.

Comment réagir si un salarié utilise la grande partie de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail ?

Dans nombre d’entreprises, il arrive que des représentants du personnel déclarent tout ou partie de leurs heures de délégation en dehors de leur temps de travail, en particulier le soir ou le dimanche.

Quoiqu’il en pense, l’employeur ne peut pas se faire seul juge de l’utilisation conforme ou non de ces heures de délégation : même s’il entend les contester, il est contraint dans un premier temps de payer les heures litigieuses.

En effet, à défaut de paiement par l’employeur, outre les sanctions auxquelles il s’expose pour absence de paiement de salaire, l’employeur ne pourra pas agir en justice pour solliciter des précisions sur l’utilisation des heures litigieuses : le paiement des heures de délégation est un prérequis indispensable à toute action judiciaire relative à l’utilisation desdites heures.

Ceci étant précisé, il convient ensuite de mettre en demeure le représentant du personnel d’apporter des précisions sur l’utilisation de ses heures de délégation en dehors du temps de travail.

En l’absence de réponse, il peut être utile de saisir la juridiction prud’homale en sa formation de référé, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, afin qu’il soit ordonné au salarié de produire, éventuellement sous astreinte, les précisions sur l’utilisation des heures de délégation en dehors de son temps de travail.

Enfin, si le salarié n’est pas en mesure de produire des éléments, où s’il s’avère que ces éléments ne sont pas suffisamment précis et ne démontrent pas que le salarié n’avait d’autre choix que d’utiliser ses heures de délégation en dehors de son temps de travail, il conviendra de saisir le conseil de prud’hommes, au fond, afin d’obtenir le remboursement des heures de délégation litigieuses.

Pierre-Alexis Dumont
Avocat associé | + posts
Pierre-Alexis est avocat depuis 2004, et associé du cabinet depuis 2013.
Il est diplômé de l’EDHEC, d'un Master I de Droit Privé à l'Université Paris I- Panthéon Sorbonne, et du Master II de Droit des Affaires de l’Université Paris-Dauphine.
Il est titulaire du certificat de spécialisation en Droit du travail du Conseil National des Barreaux.
Ancien collaborateur au sein de Barthélémy & Associés, Pierre-Alexis a ensuite participé à la création du cabinet Actance.
Il accompagne les entreprises et groupes de dimension nationale et internationale, en particulier les filiales de grands groupes étrangers, dans le traitement de leurs problématiques RH, notamment en matière de négociation collective et de gestion des relations avec les instances représentatives du personnel.
Il intervient également très régulièrement, tant en conseil qu’en contentieux, dans le traitement de problématiques de réorganisation, transformation et restructuration.