« Ubérisation » de la société et risques encourus « Ubérisation » de la société et risques encourus

Dans un jugement rendu le 19 avril 2022, le Tribunal correctionnel de Paris, après avoir caractérisé l’existence d’un lien de subordination entre la société Deliveroo et ses livreurs, a reconnu la plateforme – ainsi que trois de ses anciens dirigeants – comme auteurs ou complices du délit de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié (Tribunal Correctionnel, Paris, 19 avril 2022).
Quelques jours plus tôt, la Chambre criminelle a, quant à elle, écarté cette qualification s’agissant de la pratique du « crowdmarketing », consistant à confier à des particuliers appelés « clicwalkers », via une application mobile, des missions de collecte de données commerciales revendues à des enseignes nationales (Cass. crim. 5 avril 2022 n° 20-81.775).
Lou Patez et Aymeric de Lamarzelle, avocate collaboratrice et avocat associé du cabinet Actance Avocats reviennent sur ces décisions et profitent de cette actualité pour sensibiliser les entreprises sur le développement des contentieux et des risques encourus face à « l’ubérisation » de la société se traduisant par le fait de privilégier le recours à de la prestation de services aux contrats de travail.

Rappel des contours du travail dissimulé

Le délit de travail dissimulé recouvre deux infractions pénales distinctes : d’une part, le travail dissimulé par dissimulation d’activité (art. L. 8221-3 du Code du travail) d’autre part, le travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié (art. L. 8221-5 du Code du travail).

S’agissant de cette dernière infraction, elle est définie par le Code du travail comme le fait pour l’employeur :

  • Soit de se soustraire intentionnellement à l’accomplissement de la déclaration préalable à l’embauche ;
  • Soit de se soustraire intentionnellement à la délivrance d’un bulletin de paie ou de mentionner sur le bulletin de paie un nombre d’heures de travail inférieur à celui réellement accompli ;
  • Soit enfin de se soustraire intentionnellement aux déclarations relatives aux salaires ou aux cotisations sociales assises sur ceux-ci auprès des organismes de recouvrement des contributions et cotisations sociales ou de l’administration fiscale (art. L. 8221-5 du Code du travail)

Cela étant, l’employeur ne peut être reconnu coupable de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié qu’à la condition que soit démontré par la partie poursuivante :

  • D’abord, le fait que la personne travaille dans le cadre d’un lien de subordination, défini classiquement comme l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné (Cass. Soc., 13 novembre 1996, 94-13.187).

Dans ce cadre, il appartient aux juges d’apprécier la réalité de la relation contractuelle afin de lui restituer, le cas échéant, sa véritable qualification puisque, de jurisprudence constante, l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité (Ass Plèn. 4 mars 1983, n°81-11.647, 81-15.290, Cass. Soc., 19 décembre 2000, n°98-40.572, Cass. Soc., 28 novembre 2018, n°17-20.079).

  • Ensuite, l’existence d’une intention coupable de la part de l’employeur, laquelle relève de l’appréciation souveraine des juges du fond.

Ce sont ces deux questions relatives d’une part au lien de subordination, d’autre part à la caractérisation de l’élément intentionnel, qui étaient au cœur des décisions rendues tant par le Tribunal correctionnel de Paris dans « l’affaire Deliveroo » que par la Chambre criminelle dans celle des « clicwalkers ».

Rappel des critères permettant d’établir un lien de subordination

Il sera rappelé qu’aucune disposition légale ne donne la définition du contrat de travail. C’est donc la jurisprudence qui en a fixé les critères. Il en résulte que trois éléments permettent de caractériser le contrat de travail : une prestation de travail, une rémunération et un lien de subordination juridique.

Ce dernier critère est prépondérant et décisif pour caractériser l’existence d’un contrat de travail et le distinguer d’autres types de contrats. 

Selon la jurisprudence, il est caractérisé dès lors que sont réunis les trois éléments ci-dessous (Cass. soc., 13 nov. 1996, n°94-13.187) :

  • l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur ;
  • la possibilité de donner des ordres, instructions et directives ;  
  • l’exercice d’un pouvoir disciplinaire (Cass. soc. 22 septembre 2016 n° 15-16.728)

Afin de caractériser l’existence d’une relation de travail subordonnée, les juges apprécient les conditions réelles dans lesquelles l’activité est exercée et s’appuient sur un faisceau d’indices suffisant tels que notamment : obligation de « rendre compte », de se conformer à un règlement intérieur, possibilité de se voir notifier des sanctions, horaires imposés, rémunération en fonction du nombre d’heures travaillées et non pas au regard d’ordres de mission ou de contrats de prestations de service, versement effectué mensuellement.

Les décisions

Sur le lien de subordination

Dans l’arrêt du 5 avril 2022, la Chambre criminelle était appelée à se prononcer sur la question de savoir si les « clicwalkers » – amenés à collecter des données commerciales dites de « terrain » pour le compte de la Société Clic and Walk à partir d’une application gratuite téléchargée sur leur téléphone – étaient placés dans un lien de subordination à l’égard de la Société.  

En l’espèce, les « clicwalkers » effectuaient, pour le compte de la Société, des missions pouvant consister à fournir des informations sur leurs habitudes de consommation, à émettre un avis ou prendre des photographies sur les supports de communication des clients, ou encore à vérifier dans les magasins la présence, le prix et la visibilité des produits, les supports commerciaux ou la qualité des prestations de services des entreprises clientes de la Société Clic and Walk.

Cette participation s’effectuait sur la base du volontariat, les « clicwalkers » percevant une gratification en points cadeaux ou en numéraire versée après vérification par la Société du respect des modalités de la mission.

Dans l’arrêt du 10 février 2020, objet du pourvoi, la Cour d’appel de Douai – après avoir jugé que les « clicwalkers » devaient être assimilés à des salariés – a condamné la Société Clic and Walk, ainsi que sa directrice générale, du chef de travail dissimulé par dissimulation d’emplois salariés pour ne pas avoir effectué de déclaration préalable à l’embauche, de déclarations sociales et fiscales, ni remis de bulletins de paie.

Signe d’un dialogue des juges, la Chambre criminelle, saisie de ce pourvoi, a d’abord sollicité l’avis de la Chambre sociale de la Cour de cassation sur la question de savoir si les éléments constitutifs du lien de subordination étaient en l’espèce réunis (Cass. crim, 22 juin 2021, 20-81.775).

Se conformant à l’avis rendu par la Chambre sociale (Cass. soc., avis, 15 déc. 2021, n 20-81.775), la Chambre criminelle juge que la prestation en cause n’était pas exercée sous un lien de subordination (Cass. crim. 5 avril 2022 n° 20-81.775).

En effet, à l’inverse de la Cour d’appel de Douai qui – pour retenir l’existence d’un lien de subordination  avait estimé que la Société donnait non seulement des consignes et directives très précises mais disposait en outre d’un pouvoir de contrôle et de sanction consistant à ne pas rémunérer le « clicwalker » lorsque la mission n’était pas exécutée conformément aux modalités prescrites, la Chambre criminelle relève :

  • d’une part, que le « clickwalker » était libre d’abandonner sa mission en cours d’exécution et ne recevait aucune instruction ni consigne ;
  • d’autre part, que la Société ne disposait d’aucun pouvoir de contrôler l’exécution de ses directives pas plus que de celui d’en sanctionner les manquements, et ce quand bien même la correcte exécution des missions faisait l’objet d’une vérification de sa part qui pouvait alors justifier, en cas d’exécution non conforme,  le refus de versement de la rémunération prévue (Cass. crim. 5 avril 2022 n° 20-81.775).

Faute de lien de subordination, le délit de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié ne peut donc être caractérisé.

C’est la solution opposée qui est retenue par le Tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire Deliveroo – plateforme dont le modèle économique est fondé sur une relation tripartite entre des clients, des restaurateurs et des livreurs indépendants.

Pour retenir l’existence d’un lien de subordination, les juges relèvent notamment que les livreurs, en dépit de leur statut d’indépendants, étaient pourtant tenus de :

  • porter une tenue siglée,
  • suivre une formation préalable,
  • se connecter aux groupes de messagerie mis en place par la Société.

En outre, la plateforme disposait, selon les juges, d’un pouvoir de surveillance et de contrôle sur la façon dont travaillaient les livreurs : ces derniers ne pouvant modifier librement leur emploi du temps ni la zone géographique d’action pas plus qu’ils pouvaient choisir librement leur mode de locomotion puisqu’ils étaient fortement incités à travailler à vélo.

Tout ceci établit selon les juges « l’intervention de Deliveroo et la définition par cette société du mode opératoire sans aucune marge de manœuvre pour le livreur qui, s’il était réellement un prestataire indépendant devrait pouvoir décider de la façon de réaliser son activité ».

Le Tribunal relève, par ailleurs, que les livreurs n’avaient créé leur statut d’auto-entrepreneur qu’afin de pouvoir travailler pour la Société Deliveroo, « sans réelle volonté de créer une entreprise avant que cela ne leur soit demandé par cette société ».

Il en découle qu’en raison de la situation de subordination juridique dans laquelle se trouvaient les livreurs, ceux-ci doivent être qualifiés de salariés et non de travailleurs indépendants.

La nécessaire démonstration du caractère intentionnel de la dissimulation d’emploi salarié

Une fois le lien de subordination établi, l’infraction de travail dissimulé ne peut être retenue que s’il est démontré que les obligations prévues à l’article L. 8221-5 du Code du travail du Code du travail ont été intentionnellement éludées. La décision rendue sur ce point peut paraitre sévère au regard tant du modèle économique sur lequel s’est développé DELIVEROO que du statut d’indépendant auquel les livreurs ont parfaitement adhéré. Il convient néanmoins pour les employeurs d’y voir une évolution des pratiques et risques en la matière et d’en tirer les conséquences afin d’anticiper les risques judiciaires en ajustant ses pratiques et le cas échéant en s’interrogeant sur la licéité de certaines relations de sous-traitance ou de prestation de services.    

Il appartient ainsi aux juges du fond de rechercher le caractère intentionnel de la dissimulation d’emploi, la Cour de cassation n’opérant qu’un contrôle limité.

La Chambre criminelle a déjà pu juger qu’en raison de sa qualité professionnelle et de son expérience, l’employeur ne peut invoquer son ignorance de la règlementation applicable et que si par extraordinaire il nourrissait des doutes sur la régularité de la relation contractuelle, il lui appartenait de se rapprocher de l’Inspection du travail ou de l’URSSAF (Cass. crim. 26 novembre 2019 n° 19-80.516).

Dans l’affaire Deliveroo, le Tribunal correctionnel de Paris relève en l’occurrence que la Société avait selon lui parfaitement conscience du recours à un contrat inapproprié, puisqu’elle s’efforçait de faire évoluer le libellé des contrats et de ses pratiques afin de les adapter aux évolutions législatives, précisément dans le but d’éviter tout risque de requalification.

A ce titre, les juges répressifs relèvent que :

  • « des discussions existaient déjà sur le statut juridique de la relation existant entre les plateformes numérique et ses prestataires » ;
  • « les dirigeants de Deliveroo France ont participé aux réflexions à ce sujet […] afin d’obtenir une législation plus favorable à leur modèle économique » ;
  • « il a été retrouvé sur les serveurs informatiques un texte […] indiquant aux salariés […] ce qu’ils devaient dire ou faire pour ne pas que les livreurs soient considérés comme des salariés à travers un tableau comparatif bannissant certains éléments de langage ».

Ainsi, et selon les juges, c’est en toute connaissance de cause que les prévenus avaient violé les prescriptions légales applicables.

Là encore, la décision est très sévère dans la mesure où ce modèle économique était nouveau ce qui peut justifier les discussions tout comme l’évolution des pratiques. Pour autant :

  • cette décision rendue s’inscrit dans une tendance judiciaire stricte vis-à-vis du recours aux prestations de service, tout particulièrement lorsque celle-ci place l’entrepreneur dans une situation de dépendance économique,
  • cette tendance doit à notre sens conduire les employeurs a auditer leurs pratiques internes concernant le recours à la prestation de service afin d’anticiper d’éventuels risques judiciaires. Notons à ce titre que :
    • en date du 1er septembre 2022, le tribunal judiciaire de Paris a condamné Deliveroo France à verser à l’Urssaf près de 9,7 millions d’euros à titre de rappels de cotisations et contributions sociales et pour travail dissimulé.  
    • Le Tribunal Correctionnel a condamné la Société, personne morale, au paiement d’une amende correctionnelle de 375.000 euros, soit l’amende maximale encourue lorsque l’infraction est commise à l’égard de plusieurs personnes. Ses deux anciens dirigeants ont été condamnés aux peines de 12 mois d’emprisonnement avec sursis et 30.000 euros d’amende, outre une interdiction de diriger une société commerciale pendant 5 ans avec sursis.

A ces condamnations pénales, s’ajoute la condamnation in solidum de la Société et de ses dirigeants au paiement de dommages et intérêts :

  • aux livreurs qui se sont constitués partie civile, en réparation de leur préjudice moral ;
  • aux syndicats, au titre de l’atteinte à l’intérêt collectif de la profession ;
  • et enfin à l’Urssaf en réparation de son préjudice tant moral que matériel.

Les enseignements à tirer

Si les deux décisions rendues aboutissent à des solutions opposées, elles doivent néanmoins inviter à la prudence quant au choix de la nature juridique du contrat et aux modalités réelles d’exécution de la prestation.

Il apparait en effet que face à cette « ubérisation » de la société, l’Inspection du travail, l’Urssaf et les juges sont particulièrement attentifs pour ne pas dire stricts concernant le recours récurrent à la sous-traitance, prestations de services tout particulièrement lorsque :

  • L’entrepreneur se retrouve dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de ladite société ;
  • La société serait en mesure d’internaliser l’activité réalisée par l’entrepreneur.

Dans ce cadre, le risque peut s’avérer accentuer grandement lorsque en cas de passage, pour la même prestation et avec la même personne, du statut de salarié à  celui d’auto entrepreneur.

En effet, la Chambre criminelle a caractérisé le délit de travail dissimulé dès lors que les conditions de travail n’ont pas évolué entre le moment où les personnes étaient salariées puis devenues auto-entrepreneurs : ces dernières ayant poursuivi leurs activités au sein d’un service, dont l’organisation et le fonctionnement n’avait pas changé en continuant à accomplir un travail effectif sous l’autorité et le contrôle de l’employeur (Cass. crim. 26 novembre 2019 n° 19-80.516).

Aymeric de Lamarzelle
Avocat associé | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Aymeric de Lamarzelle a intégré le Cabinet Actance en 2009 à l’issue de sa formation à l’école des avocats.
Il est titulaire d’un Master II : Droit des ressources humaines et protection sociale de l’entreprise de l’Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines.
Il exerce une activité principalement judiciaire et accompagne nos clients dans la gestion des contentieux de droit du travail (individuel et collectif) mais aussi sur les problématiques du droit de la Sécurité sociale (contestation de la reconnaissance des accidents du travail et maladies professionnelles, faute inexcusable, etc.).
Il plaide donc régulièrement devant les Conseils des Prud’hommes et Cours d’Appel (problématiques de licenciement, de discrimination, d’égalité de traitement,…) mais également devant les Tribunaux de Grande Instance (contentieux collectifs, contestation d’expertise …), Tribunaux d’instance (contentieux d’élections professionnelles) et Tribunaux des affaires de sécurité sociale (contestation du caractère professionnel de la maladie, contentieux de la faute inexcusable…).