Recrudescence des contentieux en concurrence déloyale : non-démarchage ou non-concurrence, une distinction à opérer

Née des pratiques commerciales, la clause de non-concurrence s’est imposée dans les relations de travail afin de permettre à l’employeur de protéger les efforts investis dans le savoir-faire humain.
Portant une atteinte à la liberté de travail et à la libre concurrence, la jurisprudence a déterminé strictement les conditions de validité d’une telle clause, n’hésitant pas à requalifier les clauses de non-concurrence « déguisées », c’est-à-dire, celles qui n’en portent pas le nom.
Santhi Tillenayagane et Aymeric de Lamarzelle, avocate collaboratrice et avocat associé, du cabinet Actance reviennent sur un arrêt rendu le 30 mars 2022 par la Chambre Sociale de la Cour de cassation qui illustre la distinction à opérer entre la clause de non-démarchage et celle de non-concurrence (Cass. soc., 30 mars 2022, n° 20-19.902). Ils profitent de cette actualité pour revenir sur les mesures et actions à mettre en place pour réduire l’émergence de ces contentieux et/ou optimiser les chances de succès des actions judiciaires qui pourraient être diligentées.

Rappel des faits et de la procédure

Un ingénieur d’étude a été embauché dans une entreprise de conseil en ingénierie sous le statut cadre.

Son contrat de travail comportait une clause intitulée « clause de loyauté » stipulant que : « dans le cadre de son activité salariée au sein de la société, Monsieur X , s’engage à toujours agir de manière loyale et de bonne foi dans l’exécution de son contrat de travail. Il s’engage expressément à ne pas porter préjudice à la Société et plus largement au Groupe Y, par son comportement ou de toute autre manière.

Au cours des missions qui lui sont confiées auprès des différents clients de la Société, Monsieur X s’engage également à ne pas solliciter ou/et à ne pas répondre à un client, en vue de négocier son éventuelle embauche, conscient(e) que cela constituerait un manquement à son obligation de loyauté. »

Il saisit le Conseil de prud’hommes de diverses demandes, dont une portant sur la requalification de sa clause contractuelle en clause de non-concurrence non-rémunérée nulle ouvrant droit à des dommages-intérêts.

Par jugement rendu le 30 novembre 2017, le Conseil de prud’hommes de Lyon (RG N° F 16/00423) a requalifié la clause dite de « loyauté » en une clause de non-concurrence déguisée et abusive mais déboute le salarié de sa demande de dommages-intérêts faute pour lui de démontrer un quelconque préjudice.

Le salarié interjette appel.

La Cour d’appel de Lyon (RG N° 17/09163) confirme le jugement de première instance aux motifs que :

  • d’une part, la clause aurait vocation à s’appliquer après la rupture du contrat et a donc pour conséquence de limiter la liberté de travailler du salarié chez une société concurrente, ce qui est le cas des sociétés de prestations de service, clientes de la Société défenderesse ;
  • d’autre part, elle interdit au salarié de solliciter un client au cours des missions qui lui sont confiées en vue de négocier une éventuelle embauche, ce qui occasionnerait incontestablement un préjudice à celui-ci en ce qu’elle lui interdit d’anticiper une reconversion professionnelle.

De ce fait, la Cour d’appel infirme le jugement de première instance en ce qu’il a débouté de M. X de sa demande de dommages-intérêts.

La Société forme un pourvoi en cassation.

La problématique appréhendée par les juges est la suivante : une clause contractuelle interdisant au salarié de solliciter ou répondre à une proposition d’embauche d’un client au cours de ses missions est-elle une clause de non-concurrence « déguisée » ?

La décision

Une clause qui ne s’applique qu’au cours de la relation de travail n’est pas une clause de non-concurrence.

La clause de non-concurrence est la stipulation par laquelle le salarié s’engage à ne pas exercer une activité concurrente de celle de l’employeur postérieurement à la rupture du contrat (Cass. soc., 15 novembre 2005, n° 03-47.546).

Pour mémoire, pour être valide, la clause de non-concurrence doit répondre aux quatre conditions cumulatives suivantes (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135) :

  • être indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise, c’est-à-dire que les fonctions exercées par le salarié doivent être telles que son embauche par un concurrent représenterait un risque réel pour l’entreprise ;
  • être limitée à la fois dans le temps et dans l’espace ;
  • tenir compte des spécificités de l’emploi du salarié ;
  • prévoir une contrepartie financière.

Si aucune de ces conditions n’est remplie, la clause qui, quelle que soit sa dénomination, est en réalité une clause de non-concurrence est nulle.

S’agissant de la clause « de non-démarchage » ou de « clientèle », elle interdit au salarié de démarcher les clients de leurs anciens employeurs.

L’usage de ces clauses s’est notamment développé pour contourner la sévérité de la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la clause de non-concurrence.

Ainsi, le juge a été confronté à de nombreux cas de requalification puisque la clause de non-démarchage limite la possibilité pour un salarié de trouver un emploi sur place (Cass. soc., 19 mai 2009, n° 07-40.222 : « une clause selon laquelle il est fait interdiction à un salarié, durant une période déterminée, d’entrer en relation, directement ou indirectement, selon quelque procédé que ce soit, avec la clientèle qu’il avait démarchée lorsqu’il était au service de son ancien employeur est une clause de non-concurrence. »)

Pour autant, la clause insérée dans le contrat de M. X qui n’a vocation à s’appliquer que durant la relation de travail est-elle en réalité une clause de non-concurrence ?

La Cour de cassation répond par la négative aux visas des articles L. 1221, L. 1222-1 du Code du travail ainsi que l’article 1104 (ancien 1134) du Code civil.  

Dès lors, que la clause faisait interdiction au salarié de démarcher les clients « au cours des missions qui lui étaient confiées », la Cour d’appel aurait dû en déduire qu’elle ne s’appliquait uniquement au cours de cette relation de travail et ne pouvait donc revêtir la qualification d’une clause de non-concurrence.

Comment réagir face à un salarié qui viole sa clause de non-concurrence ?

Aujourd’hui, bon nombre de secteurs d’activité connaissent une situation de plein emploi, ce qui amène les employeurs à redoubler d’effort pour préserver les talents occupant leurs postes stratégiques et ou de nature commerciale.  

Dans cette mouvance, la question de la clause de non-concurrence, de sa licéité et de sa mise en œuvre, se développe de plus en plus, et par là-même, le contentieux en application de ces clauses.

Nous notons également que la clause de non-concurrence peut apparaitre comme un outil juridique pouvant permettre de retenir les talents et de se prémunir contre une fuite du savoir-faire de vos sociétés au bénéfice des sociétés concurrentes. Il convient donc, à notre sens, dans le contexte actuel de s’en prévaloir.

Face au développement de ce type de contentieux, le cabinet Actance vous alerte sur quelques mesures qui vous permettront soit d’optimiser les chances de succès dans ce type de procédures, soit de réduire le risque de vous voir opposer une illicéité de la clause ou une irrecevabilité de votre action.

En amont, il convient à notre sens :

  • d’être vigilant sur la rédaction de la clause de non-concurrence (en synthèse il conviendra de s’assurer du respect des conditions suivantes : ne pas priver le salarié de la possibilité de travail, limiter la clause dans le temps et l’espace, protéger les intérêts de l’entreprise, respecter un critère de proportionnalité et prévoir une contrepartie financière non dérisoire)
  • de rappeler, en cas de rupture du contrat du travail et quel que soit le mode de rupture, que la clause de non-concurrence n’est pas levée et que le salarié devra impérativement s’y soumettre.

Naturellement, nous pouvons vous accompagner sur la rédaction de ces clauses au regard de l’évolution jurisprudentielle en la matière.

En aval, dans le cadre d’une action contentieuse, nous attirons votre attention sur les points suivants :

  1. Etudier tout d’abord l’opportunité de faire jouer les dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile: cet article offre à tout intéressé justifiant d’un motif légitime le moyen de collecter des éléments de preuve par anticipation, c’est-à-dire avant tout procès. Il est en effet permis de solliciter du juge qu’il ordonne, sur requête ou en référé, une mesure d’instruction tant qu’aucune procédure au fond portant sur les mêmes faits n’a été initiée. Une telle procédure peut, à titre illustratif, permettre de mandater un huissier ou un expert informatique de justice afin que ce dernier puisse notamment :
    • Se rendre au siège pour se faire communiquer ou rechercher le contrat de travail du salarié, permettant notamment de déterminer sa date d’embauche, la mention éventuelle de sa clause de non-concurrence ;
    • se faire communiquer ou rechercher le fichier clients et les factures du nouvel employeur dans le dessein d’établir une comparaison avec la liste des clients de l’ancien employeur et établir par là-même le cas échéant un détournement du savoir-faire des clients de votre société ;
    • se faire communiquer la liste des clients ayant signé un contrat avec le nouvel employeur après l’embauche du salarié, afin là encore d’établir un préjudice nécessaire à la condamnation de la société concurrence et au versement de dommages-intérêts ;
    • se faire remettre ou rechercher dans les armoires de rangement ou ordinateurs professionnels du salarié et de ses collaborateurs directs sur la période depuis son embauche chez le nouvel employeur jusqu’au jour de la saisie : tous les documents comprenant un fichier reproduisant tout ou partie des noms des clients de l’ancien employeur ; tous les documents marqués ou non du logo de l’ancien employeur, représentant ou contenant des éléments de ses secrets commerciaux ou savoir-faire, tels que modèles de contrats etc…

Le recueil de ces éléments permettra ainsi d’établir tant les manquements de la société concurrente que ceux de l’ancien salarié ainsi que le préjudice subi par la société permettant ainsi de solliciter le versement de dommages-intérêts devant le Conseil de prud’hommes et ou le Tribunal de commerce.

2. Mettre en demeure l’ancien salarié et le nouvel employeur de manière concomitante par voie d’huissier sur le lieu de travail: il est conseillé de retranscrire les termes de la clause dans leur intégralité, voire d’y joindre une copie de la clause.

En effet, l’action en concurrence déloyale se justifie par la complicité de la violation de l’obligation contractuelle. Il convient donc que le nouvel employeur ait été mis en connaissance de cause de la nature exacte de l’obligation souscrite par son salarié au titre de son précédent emploi (CA de Paris, 20 mars 2019, RG N° 17/09164).

Nous attirons votre attention sur le fait que la mise en demeure doit intervenir postérieurement à l’éventuelle ordonnance 145, une telle mise en demeure étant de nature à alerter la société concurrente sur l’éventualité d’une action judiciaire, ce qui risque de conduire à la perte ou la destruction des informations et rendrait la procédure en ordonnance 145 sans effet utile.

3. Maintenir le versement de la contrepartie financière: en l’absence d’une décision en justice constatant la violation de la clause par le salarié, il convient de maintenir le versement de la contrepartie financière.

4. La question de l’opportunité de saisir la juridiction prud’homale et commercial en la formation de référé ou au fond :

Nous vous précisons, à ce titre que :

  • si malgré la mise en demeure, la violation de ladite clause perdure, il est possible de diriger une action judiciaire à l’encontre :
    • de l’ancien salarié en remboursement de la contrepartie financière versée, et le cas échéant, en versement de l’indemnité due en application de la clause pénale prévue au contrat, devant le Conseil de prud’hommes ;
  • du nouvel employeur en réparation du préjudice subi du fait de la violation de la clause de non concurrence et des actes de concurrence déloyale afférents devant le Tribunal de commerce.

5. Solliciter l’injonction de mettre fin à la relation de travail devant les juridictions prud’homale et commerciale: il conviendra d’être vigilant sur les demandes formulées et ne pas hésiter à solliciter du juge, aussi bien prud’homal que commercial, l’injonction de mettre fin à la relation de travail intervenue en violation de la clause.

Notons enfin que la mise en œuvre de ces mesures et éventuelles actions judiciaires présentent, à notre sens, une utilité qui va au-delà des seules demandes sollicitées au titre des procédures contentieuses.

Elles envoient, en effet, un signal fort aux entreprises concurrentes qui pourraient être tentées de débaucher ou embaucher abusivement vos collaborateurs afin de s’accaparer leur savoir-faire et parfois les vôtres.

 Dans le contexte économique et social actuel, de telles réflexions doivent donc, à notre sens, être amorcées tout autant que les outils de fidélisation des talents.

Aymeric de Lamarzelle
Avocat associé | +33 (0)144 94 96 00 | societe@actanceavocats.com | + posts

Aymeric de Lamarzelle a intégré le Cabinet Actance en 2009 à l’issue de sa formation à l’école des avocats.
Il est titulaire d’un Master II : Droit des ressources humaines et protection sociale de l’entreprise de l’Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines.
Il exerce une activité principalement judiciaire et accompagne nos clients dans la gestion des contentieux de droit du travail (individuel et collectif) mais aussi sur les problématiques du droit de la Sécurité sociale (contestation de la reconnaissance des accidents du travail et maladies professionnelles, faute inexcusable, etc.).
Il plaide donc régulièrement devant les Conseils des Prud’hommes et Cours d’Appel (problématiques de licenciement, de discrimination, d’égalité de traitement,…) mais également devant les Tribunaux de Grande Instance (contentieux collectifs, contestation d’expertise …), Tribunaux d’instance (contentieux d’élections professionnelles) et Tribunaux des affaires de sécurité sociale (contestation du caractère professionnel de la maladie, contentieux de la faute inexcusable…).

Santhi Tillenayagane
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